— Pose ça ! ordonna-t-il. Tu fais trop de bruit pour avoir la conscience tranquille, l'ami ! Et il est grand temps qu'on t'apprenne la politesse. Allons, recule !... Recule si tu ne veux pas que je t'embroche comme un dindon !
Philibert regarda tour à tour le jeune homme et la pointe acérée appuyée sur son ventre et émit une sorte de hennissement. Mais, au lieu de reculer comme on le lui ordonnait, il fit un saut en arrière si brusque et si rapide qu'il surprit Gauthier. En même temps il lançait la mesure sur son adversaire qui, atteint au bras, lâcha son arme. Alors, avec un hurlement de triomphe, le géant se jeta sur lui. L'écuyer disparut sous sa masse.
Ce que voyant, Bérenger s'élança au secours de son ami en empoignant à deux mains la tignasse de Philibert" qui poussa un barrissement d'éléphant malade tandis qu'Amandine, armée d'un gourdin qu'elle avait prestement récupéré sous le comptoir, entreprenait de rejeter Catherine, Loyse et le tailleur hors du magasin, comptant sans doute sur la crainte qu'elle et son frère exerçaient visiblement sur les gens du quartier pour les empêcher d'intervenir.
En effet, atteint en pleine figure et saignant du nez, maître Duriez dont le courage n'était peut-être pas la vertu dominante, s'enfuit en criant à l'aide sans d'ailleurs qu'aucun des spectateurs bougeât pour autre chose que lui ouvrir un passage. Mais les deux sœurs, dans la boutique, s'unirent pour tenir tête à la mégère tandis que les badauds du dehors, tel le chœur antique, se mettaient à invoquer un secours qu'ils ne semblaient nullement disposés à fournir eux-mêmes. La mêlée intérieure devint générale.
Au bout de quelques instants, le combat parut tourner nettement à l'avantage de la famille La Verne. Loyse à demi assommée essayait de reprendre ses esprits derrière le comptoir tandis qu'Amandine, à califourchon sur Catherine, faisait de grands efforts pour l'étrangler avec son voile. Quant à Philibert, il s'était débarrassé de Bérenger d'un coup de coude qui lui avait coupé le souffle et il livrait à présent au malheureux Gauthier un combat dont l'issue ne faisait aucun doute : malgré son courage, le jeune homme était voué au massacre.
Soudain l'espoir changea de camp, le combat changea d'âme : la loi faisait son entrée dans le magasin... Et Jacques de Roussay en personne, semblable à quelque incarnation de l'archange saint Michel, se rua au secours de Catherine qui était en train de perdre connaissance.
Amandine vola littéralement dans les airs tandis que quatre archers mettaient fin aux souffrances de Gauthier en maîtrisant Philibert.
Quant à Catherine, elle se retrouva debout en face de son sauveur qui la contemplait avec des yeux pleins d'étoiles et l'expression émerveillée d'un enfant qui reçoit son cadeau de Noël.
— Catherine ! soupira-t-il. C'était donc vrai ! C'est bien vous...
— Naturellement c'est bien moi ! Qu'est-ce que vous imaginiez, mon ami ?
— Je ne sais pas. Quand ce gamin est venu me dire que vous me demandiez, j'ai failli le renvoyer avec une taloche mais il vous a décrite si soigneusement que j'ai fini par le croire. Pourtant, vous auriez dû me prévenir de votre retour. Savez-vous qu'il y a des joies qui tuent ?
Elle lui sourit, se haussa sur la pointe des pieds pour poser un baiser sur sa joue puis, reculant de deux pas pour mieux le considérer
:
— Vous êtes trop solide pour cela, Jacques ! Et pour un mourant, vous me semblez en assez bonne forme. Vous avez le teint vermeil, l'œil vif, l'allure imposante. Peut-être êtes-vous un peu moins mince que jadis...
En effet, le jeune capitaine dégingandé de jadis, ne rêvant que plaies et bosses et légèrement brouillon, avait fait place à un homme dont la quarantaine était en pleine possession de ses forces et dont les cheveux blonds, surgis du casque qu'il venait d'enlever, n'avaient rien perdu de leur épaisseur indisciplinée. Mais, incontestablement, le tour de taille de l'officier avait doublé de volume. Roussay était à présent l'image du Bourguignon type : insolent de belle santé et passant peut-
être plus de temps à table qu'à cheval.
— Vous voulez dire que j'ai engraissé comme un cochon ! grogna-t-il. Que voulez-vous ? On s'encroûte à Dijon qui n'a plus de capitale que le nom ! Et l'on tue le temps comme on peut !
Un ange passa, traînant après lui une collection de bouteilles vides mais, avec un énorme soupir, Jacques de Roussay reprenait :
— A présent, si vous m'expliquiez la raison du combat auquel nous avons mis fin ? Ces gens vous ont attaquée, j'imagine ? Je voudrais savoir pourquoi.
En quelques mots, Catherine le mit au fait de la situation, racontant comment elle était arrivée au moment précis où Loyse se faisait jeter dehors et comment les La Verne prétendaient lui interdire l'approche de son oncle Mathieu.
— On vous a déjà dit qu'il était pas là ! glapit Amandine qui se débattait aux mains des soldats.
— Où est-il en ce cas ?
— Est-ce que je sais ? Il est parti un matin, en disant qu'il voulait faire un petit voyage en... Savoie, ou en Champagne, je ne sais plus bien. Depuis on n'a plus de nouvelles.
— Comme c'est vraisemblable ! Il y a des années que mon oncle avait pris l'horreur des grands chemins qu'il avait trop parcourus et qui d'ailleurs ne sont plus sûrs depuis longtemps. Ce n'était plus de son âge, ni de ses rhumatismes. D'ailleurs quand il partait, c'était toujours avec plusieurs valets. A propos où sont les serviteurs de cette maison ?
— Ceux qu'il a gardés sont à Marsannay. Pour ici, une servante suffit aux gros ouvrages et je m'occupe du reste, fit Amandine avec importance. Quant à l'âge de Mathieu, vous me la baillez belle ! Est-ce qu'une femme comme moi c'était de son âge ? Pourtant, je pourrais vous en dire...
— Ça suffit comme ça ! coupa Roussay. On ne vous demande pas vos secrets d'alcôve. Une chose est certaine : maître Gautherin est bien quelque part. Le tout est de savoir où et j'ai l'impression que vous, vous le savez...
— Je suis certaine qu'il est ici, murmura Catherine. Cela doit tenir à la mauvaise volonté que mettent ces gens...
— Ces gens ! Non mais dites donc, brailla Philibert, faudrait voir tout de même à pas nous prendre pour...
— J'ai déjà dit que ça suffisait ! gronda le capitaine qui se tourna vers Catherine pour ajouter : La meilleure manière de trouver la vérité est de visiter cette maison de fond en comble. C'est ce que nous allons faire. Vous autres, ajouta-t-il pour ses hommes, vous me gardez soigneusement le frère et la sœur. Venez, Catherine !
Escorté de la jeune femme, de Loyse et des deux garçons, il se dirigea vers le réduit aux écritures que Catherine ne revit pas sans émotion ainsi d'ailleurs que le reste de la maison où s'était écoulée la plus grande partie de son adolescence. Rien n'avait changé et il fallait rendre cette justice à Amandine La Verne que tout était aussi parfaitement tenu qu'au temps où Jaquette, la mère des deux sœurs, et Sara s'en occupaient.
Mais, à part la cuisine, qui tenait tout le reste du rez-de-chaussée et où une servante effarée cessa d'éplucher des légumes pour les regarder bouche bée, la maison se révéla totalement vide. La chambre même de l'oncle Mathieu était dans le même ordre parfait que le reste du logis avec seulement la légère brume de poussière et le côté impersonnel des pièces inhabitées.
— Je commence à croire que ces gens ont dit la vérité et que votre oncle a quitté les lieux, soupira Roussay visiblement contrarié.
— Mais c'est impossible, vous dis-je. Où voulez- vous qu'un homme de son âge soit allé... et tout seul ?
— Je ne sais pas, moi... En pèlerinage, peut-être ? On y va à tout âge.
Catherine haussa les épaules avec emportement.
— En pèlerinage ! L'oncle Mathieu ! Laissez-moi rire ! On voit que vous ne le connaissez pas...
— Écoutez, Catherine : il faut bien qu'il soit quelque part ce bonhomme ? Et comme il n'est pas ici...