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— Peut-être mais il faut investir complètement un domaine important et il est toujours possible, à la faveur de l'obscurité, qu'un fugitif franchisse un mur, rampe dans l'herbe, s'éloigne. De jour, rien ne peut filtrer. En outre, une troupe armée, dans la nuit, fait du bruit.

L'alerte est facilement donnée alors qu'il est courant de voir, le jour, une troupe de soldats quitter une ville... Néanmoins, nous irons, dès à présent, en discuter avec votre ami le capitaine...

Découragée, la jeune femme haussa les épaules.

— À quoi bon ? Les soldats les plus courageux s'épouvantent quand on parle de la Maladière. C'est un lieu maudit où règne l'affreux mal. S'il suffisait, encore, de l'entourer pour empêcher que l'on en sorte, cela serait possible. Mais pour en tirer le Recteur et sans doute quelques autres, il faudra bien y entrer... et alors...

— Les truands en cavale et les hommes du Damoiseau y entrent bien, eux ! Votre capitaine sera peut- être aussi courageux qu'eux et pourra peut-être réunir quelques hommes déterminés ? En tout cas, il y aura moi !

— Et moi... chevrota Bérenger en écho d'une petite voix frêle qui s'efforçait courageusement de surmonter sa frayeur.

— Parfait ! Alors, dame Catherine, si nous voulons attaquer à l'aube, il faut se décider maintenant. Allons toujours voir jusqu'où va le courage de votre ami...

Il allait assez loin Dieu merci ! Ce qui s'était passé dans la tour Neuve était trop grave pour que Roussay permît au coupable de lui glisser entre les doigts et dans ce cas il n'était pas question qu'aucun de ses hommes refusât de faire son devoir. D'ailleurs, le capitaine ne leur avait guère laissé le choix.

— Ceux qui reculeront seront pendus ! se borna- t-il à déclarer à ses soldats, plus morts que vifs quand ils surent qu'il s'agissait de fouiller la Maladière. Mais, en chef soucieux de la santé de sa troupe, il fit faire, dans la cour des cuisines, une distribution générale de linge à nouer sous le nez et de vinaigre pour les imbiber.

Deux heures plus tard le Recteur et quelques-uns des truands qui transformaient les rues nocturnes de Dijon en coupe-gorge étaient arrêtés (non dans l'enclos des lépreux d'ailleurs mais dans la ferme mitoyenne qui assurait aux malades la subsistance), enchaînés et menés sous bonne garde à la prison pour y attendre un jugement qui n'allait pas manquer d'être expéditif.

Ce jour-là, le cabaret de Jaquot de la Mer, plus maison close que jamais, n'ouvrit même pas ses volets. Une simple pancarte vint décorer la porte annonçant que, pour cause de funérailles en province, l'établissement serait fermé quelques jours. On n'est jamais trop prudent !

Théâtre habituel des exécutions à Dijon, la place du Morimont avait toujours présenté un visage aussi étrange que sinistre. Cela tenait au déplaisant matériel installé en permanence au centre de ce large espace de terre battue, taillé en biseau comme un couperet de guillotine. Au plein milieu de la place, face à l'hôtel des abbés du Morimont, puissante abbaye du diocèse de Langres, s'élevait l'échafaud proprement dit, plate-forme rectangulaire élevée de deux mètres au-dessus du sol et à laquelle on accédait par deux échelles.

Une croix plantée dessus dominait une bille de bois grossier noircie et vernie de sang séché. De chaque côté de l'échafaud se dressaient la potence et la roue, semblables aux lugubres porte-cierges d'un affreux catafalque. Mais ce décor permanent n'impressionnait plus guère les gens du quartier qui y étaient habitués. Bien plus, il constituait une attraction de choix lorsque d'aventure un ou plusieurs condamnés devaient y jouer le premier rôle.

Ce matin-là, un matin aigre et gris de la fin novembre, la place était noire de monde. Il y avait des spectateurs jusque sur le toit des rares maisons, jusque sur le mur du moulin des Carmes et, naturellement, sur les montoirs à chevaux de l'hôtel abbatial. C'est que le spectacle attendu promettait d'être aussi inhabituel qu'intéressant puisque, délaissant pour une fois ses instruments traditionnels pour expédier les gens de vie à trépas, maître Arny Signart, exécuteur des hautes et basses œuvres de la prévôté de Dijon, s'apprêtait à faire bouillir vivants deux condamnés. La chaudière était, en effet, le supplice réservé aux faux-monnayeurs et aux routiers pillards et, comme tel, il était assez rare. Aussi les habitants de la ville étaient-ils fermement décidés à ne pas en perdre une bouchée.

Tassé derrière le triple cordon de soldats casqués et armés, le public regardait le bourreau et ses aides avec une sorte d'horreur passionnée.

Vêtu de chausses collantes couleur sang de bœuf, terminées par des poulaines de cuir noir, ses bras aux muscles noueux où les veines se tordaient comme des vipères bleues sortant de son jaque de cuir roussi, la tête emprisonnée dans un capuchon rouge, maître Signari ressemblait d'autant plus au Diable qu'il était en train de remplir d'eau et d'huile une énorme chaudière de cuivre sous laquelle il avait déjà allumé du feu.

— Est-ce que... vraiment, on va jeter des hommes vivants dans cette marmite ? chevrota Bérenger en tirant la manche de Gauthier.

Je... je ne suis pas certain d'avoir envie de voir ça !

Les deux garçons s'étaient installés sur le petit parapet de pierre qui bordait le cours du Suzon. Cela leur assurait, surtout à Gauthier, nettement plus grand que son jeune compagnon, une position dominante sur la mer de têtes mais leur ôtait toute possibilité de retraite autre qu'une chute dans le flot malodorant et encombré de détritus.

L'ancien étudiant tapota amicalement la tête du page.

Moi non plus, fit-il avec un sourire encourageant mais, ici, ce qui est important n'est pas tant d'assister à ce pot-au-feu pour cannibales que de voir s'il ne va pas se passer quelque chose d'autre et si le Damoiseau ne va pas essayer de tirer son bonhomme de la marmite de Lucifer. C'est bien là-dessus d'ailleurs que compte messire de Roussay. Regarde-le, là- bas, debout près de la tribune des juges !

Non seulement il a doublé les archers de la prévôté de ses propres hommes mais encore il est armé en guerre comme s'il s'agissait de conquérir une province ! Et puis il a sa tête des mauvais jours et ses yeux n'arrêtent pas un instant de fouiller la foule. Il cherche quelqu'un... Si tu veux mon avis, je suis sûr qu'il n'a pas plus envie que toi de respirer cette horrible odeur d'huile et qu'il se moque éperdument que le Recteur soit pendu ou étripé plutôt que bouilli, mais ce qu'il espère c'est que le Damoiseau va sortir de son trou et qu'il lui sera enfin possible d'en découdre avec lui.

— Tu crois qu'il va venir, le Damoiseau ?

— Cela dépend du prix qu'il attache au Recteur. Mais au fond cela m'étonnerait. Ça fait trois bonnes semaines que nous sommes ici et le Roi René est toujours bien vivant dans sa prison. Donc jusqu'à présent, le complot a échoué. Or, je ne crois pas que le beau Robert accepte facilement de rester sur un échec... surtout si l'on y ajoute celui qu'il a essuyé à Châteauvillain tout récemment. Se montrer ici serait presque de la folie... à moins qu'il ne dispose d'une force suffisante pour venir à bout de toute la garnison, auquel cas il aurait aussi vite fait de prendre la ville tout entière !

— Alors, allons-nous-en puisque tu dis toi-même qu'il ne se passera rien !...

— Je n'ai pas dit qu'il ne se passerait rien, j'ai dit que je n'en étais pas sûr. D'ailleurs, tu vois bien qu'il est impossible de bouger à présent... à moins de piquer une tête dans ce cloaque dont ton beau costume ne sortirait pas du même vert. Ah ! je crois que les condamnés arrivent...

Les cloches de l'église Saint-Jean, voisine, venaient en effet de se mettre en branle et déversaient sur la ville un glas bien assorti à la couleur du jour. Une sorte de frisson malsain parcourut la foule.

Bérenger se roula, pratiquement en boule sur son parapet, les genoux remontés à la hauteur du nez et la tête dans ses bras placés en couronne.