— Et l'Écluse ?
— Il n'en a pas été question mais je vous rappelle qu'elle fait aussi partie du Franc. Alors...
— Vous n'avez rien fait depuis ?
Bien sûr que si ! Puisque nos envoyés n'ont pas été reçus, mon collègue Maurice de Varssenare s'est rendu en personne à Lille. Il venait de partir quand nous avons appris que, le 11 mars, le Duc avait confirmé, par charte, les droits du Franc à une organisation indépendante. Depuis nous sommes sans nouvelles. Nous ne savons même pas ce qu'il est advenu de Varssenare. J'ai peur que le Duc ne l'ait fait jeter en prison. Ce qui n'empêche pas les gens d'ici de crier déjà à la trahison et de réclamer sa tête ! Nous vivons des temps difficiles, jeune homme, mais j'ai peur qu'ils ne le deviennent plus encore. Alors, je vous en conjure, faites tout ce que vous pouvez pour votre maîtresse mais gardez-la en vie. Demain, mon épouse, Gertrude, viendra la voir. Voilà des semaines qu'elle me supplie de le lui permettre car elle a beaucoup de sympathie pour elle. Peut-être arrivera-t-elle à la raisonner, à l'inciter à se nourrir, à lutter. Et puis...
demandez-lui de me pardonner !
— Ne vaudrait-il pas mieux essayer de la faire partir d'ici ? Que se passera-t-il si les croquants qui gardent cette maison décident un jour d'y mettre le feu ou d'en massacrer tous les habitants ?
— Je sais mais je n'y peux rien. Croyez bien que si sa fuite était possible ce serait déjà fait. Mais...
— Mais ce serait signer votre arrêt de mort, n'est-ce pas ?
Le bourgmestre baissa la tête.
— ... et surtout celui de ma famille car ces gens ne feraient pas de différence. Et j'ai des enfants...
Comme pour apporter un contrepoint sinistre à ses craintes, une clameur s'éleva à l'extérieur, dans la rue même où s'ouvrait la maison, une clameur d'où jaillit, isolé et menaçant, le cri de « Mort aux traîtres
!... » Van de Walle se leva.
— Qu’ont-ils pu découvrir encore ? soupira-t-il. Il vaut mieux que j'aille voir. Les inondations n'arrangent rien...
Et il partit, laissant Gauthier méditer à loisir les nouvelles inquiétantes qu'il lui avait données...
Cette nuit-là. le jeune homme ne dormit guère. Enfermé avec Bérenger dans leur chambre, sans parvenir à trouver le sommeil, les deux garçons tournèrent et retournèrent dans leurs têtes les données d'un problème apparemment insoluble : comment faire évader Catherine et la ramener dans ce pays de France qui leur semblait une sorte de paradis perdu en dépit des violences qui le ravageaient encore.
De la visite du bourgmestre, Gauthier n'avait rapporté, à Catherine, que ce qui lui était apparu nécessaire, c'est-à-dire les regrets qu'il avait exprimés d'être responsable de son mal, ses désirs de la voir réagir et reprendre des forces et l'annonce de la visite de son épouse pour le lendemain.
— Je crois qu'il a été contraint par son entourage d'agir comme il l'a fait mais qu'il penche davantage pour le parti du Duc que pour les rebelles...
La jeune femme avait répondu que les regrets lui semblaient un peu tardifs, qu'elle recevrait volontiers dame Gertrude mais qu'en tout état de cause, tout cela ne changerait pas grand-chose à son état de faiblesse et à son dégoût de toute nourriture...
— Et même de la vie, j'en ai bien peur, soupira Bérenger lorsque son ami lui rapporta ces paroles.
— Surtout de la vie ! Je suis certain qu'elle a choisi de se laisser mourir puisque à présent il ne lui est plus possible de se débarrasser de ce maudit gosse ! Aujourd'hui elle n'a bu que de l'eau. Elle a même refusé le lait.
— Tu crois qu'elle aurait décidé de se laisser périr d'inanition ? Ce serait horrible...
— Mais cela lui ressemblerait assez. La mort de la Florentine et la stupidité des gens d'ici l'ont rejetée à ses angoisses, aux remords qu'elle se forge, à l'horreur de son propre corps. Et pourtant, il faut qu'elle mange, il le faut ! Admets qu'il se présente une occasion de fuir, une chance d'évasion ? Comment pourrions-nous la saisir avec une mourante ? Déjà, elle se meut avec difficulté.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, fit Bérenger songeur. Tu dis qu'elle veut mourir. Or, hier, quand le prêtre habituel est venu dire la messe ici, elle a une fois de plus refusé la confession.
— Et tu ne comprends pas ? C'est justement ce qui me fait dire qu'elle a décidé de mourir. Comment veux-tu qu'elle s'accuse d'être en train de se suicider ? Aucun prêtre ne lui donnerait l'absolution. Nous verrons bien ce qu'elle fera demain de son déjeuner du matin...
Mais le lendemain, quand la servante porta dans la chambre de Catherine le lait, le pain et le miel qui constituaient habituellement son premier repas, les deux garçons virent le plateau ressortir intact. Une fois de plus elle avait demandé de l'eau...
Un même élan allait les précipiter dans la chambre quand maître Niklaus Barbesaen, chaussetier de son état et chef de l'escouade préposée ce jour-là à la garde, monta du rez-de-chaussée précédant un grand moine en froc noir dont le capuchon, baissé sur le haut visage ne permettait de voir qu'une longue barbe rousse.
— Que voulez-vous ? fit Gauthier impatiemment. Et qu'est-ce que vous nous amenez là encore ?
Le chaussetier offusqué considéra le jeune homme avec un franc dégoût.
— Un saint moine augustin, le frère Jean de la Vraie Croix qui arrive de Cologne où il a longuement prié devant les reliques des Trois Rois, a appris, en regagnant son couvent, le retour de la dame de Brazey dans notre bonne ville. Il dit qu'il a été jadis son confesseur et que...
— Dame Catherine ne veut voir personne ! Elle a ouï la messe hier, pour la Quasimodo.
— Mais on m'a dit qu'elle ne s'était pas confessée et n'avait pas communié depuis longtemps, coupa le nouveau venu avec un accent flamand à faire trembler les murs. Or, de mon temps, cette chère dame était fort exacte à tous ses devoirs religieux. Voilà pourquoi j'ai pensé qu'elle serait peut-être heureuse de reprendre ses anciennes habitudes...
— Si ma maîtresse n'a pas jugé bon de se confesser hier, je ne vois pas pourquoi elle en aurait envie ce matin, riposta Gauthier.
La discussion menaçant de s'éterniser, maître Barbesaen battit en retraite.
— Je vous laisse. J'ai à faire en bas... mais vous devriez d'abord demander à cette dame ce qu'elle en pense, mon garçon, maugréa-t-il.
On n'aime pas beaucoup, céans, les femmes qui refusent de se mettre en règle avec le Seigneur... surtout quand elles sont en péril de mort !
Le mot tomba aussi brutalement que la hache du bourreau créant un froid et un brusque silence. Tandis que le chaussetier tournait les talons, le moine dit :
— Vous pouvez toujours lui demander si elle veut voir un moment celui qu'elle appelait son bon frère Jean ?... Si elle refuse, je m'en irai et me contenterai de prier pour elle dans notre chapelle...
Puis, en homme disposé à patienter, il alla se planter devant un ange d'or et d'azur dû au pinceau prestigieux de Jean Van Eyck et qui illuminait le mur au-dessus d'une crédence. Quelque chose dans son attitude intrigua Gauthier sans qu'il pût démêler ce que cela pouvait bien être. Peut-être cette façon désinvolte de contempler le tableau, les mains nouées derrière le dos en se balançant d'avant en arrière sur des pieds nus chaussés de sandales... ou peut-être le fait que les mains en question étaient étrangement soignées pour être celles d'un pauvre moine voyageur au froc effrangé et rapiécé.