Catherine haussa les épaules.
C'est ridicule !... » Elle ramena son regard violet sur le blessé qui l'observait, inquiet. « Avez-vous parfois entendu mon époux parler de moi après mon départ ? M'a-t-il cherchée ?
L'inquiétude du Boiteux se changea en une véritable angoisse tandis que, par une sorte de miracle, il réussissait à retrouver assez de sang dans son corps épuisé pour empourprer son visage.
— Cherchée ? Non... pas vraiment ! Il croyait, comme nous tous d'ailleurs, que vous aviez trouvé refuge ici. C'était la seule solution puisqu'il n'y avait pas de traces.
— Mais parlait-il de moi ?
Le Boiteux devint ponceau. Apparemment, le meurtre lui était plus facile que le mensonge et Catherine, sentant qu'elle le mettait mal à l'aise, insista :
— Je vous en prie, dites-le-moi... même si ce n'est pas très agréable à entendre ; car je gage qu'il ne s'agissait pas de louanges.
— Une fois... oui... il a parlé de vous ! Mais par le grand saint Flour, patron de ma ville natale, j'aimerais mieux ne pas répéter ce que...
— Et moi je l'exige ! Il le faut ! Et si vous croyez me devoir quelque chose...
Alors, le Boiteux parut exploser, comme un tonneau trop plein qui fait sauter sa bonde. Se redressant sur ses oreillers, il cria entre deux râles asthmatiques :
— Tant pis... vous l'aurez voulu ! Il vous a traitée de putain, noble dame ! Et il a crié que, si vous osiez retourner à Montsalvy, il vous en ferait chasser à coups de fouet !
Epuisé, le blessé se laissa retomber en arrière avec une toux caverneuse. Catherine avait fermé les yeux. Elle était devenue si pâle que Gauthier, craignant un évanouissement, saisit sa main en jetant un coup d'œil furieux à son patient.
— Pardonnez-moi..., haleta celui-ci, mais elle a voulu que je parle...
Déjà la jeune femme se reprenait, essayait un sourire.
Ce n'est rien ! Ne vous faites pas de reproches... Il vaut mieux savoir les choses et je vous remercie... Maintenant, dites-moi si vous savez...
pourquoi le Damoiseau est parti si précipitamment ? Pourquoi, surtout, il a fait mettre à mort le frère Landry ? Pour le moment, voyez-vous c'est... la seule chose importante parce que rien ne l'explique et qu'une chose inexplicable ne peut cacher qu'un danger.
Désireux sans doute de se faire pardonner la brutalité de son aveu précédent, le Boiteux ne se fit pas prier.
— Je ne sais pas grand-chose mais je crois que tout ça va ensemble. A la nuit tombée, le jour même où le capitaine la Foudre...
je veux dire messire Arnaud a quitté le Damoiseau, deux hommes sont arrivés au camp. Ils étaient vêtus de noir, sans insignes ni rien qui puisse les faire reconnaître mais ils montaient de beaux chevaux et ils ont demandé à parler au chef. Seulement, chez messire Robert, les gardes sont bien montées. Il ne suffit pas d'employer un ton arrogant pour aller jusqu'à lui. Il faut aussi montrer patte blanche...
surtout quand il fait nuit. Et les deux hommes après quelques hésitations ont dû dire ce qu'ils étaient : des envoyés du duc de Bourbon. J'étais là, je les ai entendus. Mais ils avaient un accent bizarre.
— Un accent ?
— Oui... Je crois que c'étaient des Aragonais, ou plutôt des Castillans... Cet accent-là m'a rappelé le temps où nous combattions avec ce loup-cervier de Villa-Andrado. En les entendant parler j'ai eu tout de suite l'impression que ces envoyés du duc de Bourbon étaient des hommes à lui...
— Ils pouvaient être l'un et l'autre, murmura Catherine, désagréablement impressionnée par la réapparition soudaine de ce vieil ennemi. Rodrigue de Villa-Andrado a épousé une bâtarde du duc. Il lui est tout dévoué...
Vous m'en direz tant, fit le Boiteux qui n'était pas très au fait des alliances princières. Toujours est-il qu'ils sont restés au camp et que c'est dans la nuit même de leur arrivée qu'on a mis le moine à la torture. Il a été pris derrière la tente du Damoiseau, écoutant ce qui s'y disait. Tout au moins on a cru qu'il écoutait et on a voulu lui faire dire ce qu'il avait entendu. Mais il n'a pas parlé. Peut-être qu'il ne savait rien, au fond... conclut l'homme qui ne croyait guère, apparemment, à l'héroïsme sous la question.
— Mais pourquoi est-il resté au camp après le départ de mon époux ? Pourquoi n'est-il pas rentré au prieuré ?
— Je crois qu'il pensait que son ouvrage n'était pas terminé. Il voulait convaincre le Damoiseau de lever le siège.
— Et le siège a été levé mais il n'y était pour rien ! soupira tristement Catherine. Il est mort... et pourtant ce n'est pas lui qui a convaincu Robert de Sarrebruck de s'en aller n'est-ce pas ?
— Non. C'est les deux hommes en noir. Ils ont dit que ce siège était inutile, qu'il y avait mieux à faire ailleurs et surtout beaucoup plus d'or à gagner.
Catherine fronça les sourcils.
— Comment savez-vous cela, vous ?
— Vous voulez dire, moi un simple traîne-savate, hein ? Je comprends que ça peut vous paraître bizarre mais, je vous l'ai dit, j'étais de garde... et j'ai toujours été d'un naturel curieux. Seulement, moi, je ne suis pas un pauvre saint homme de moine à l'âme pure et naïve comme celle d'un petit enfant. Non seulement j'ai l'oreille fine mais je sais écouter sans avoir l'air de rien... et surtout sans me faire prendre !
— Je comprends. Alors vous savez où il y a mieux à faire et plus d'or à gagner ?
— Je sais ! A Dijon !
— À Dijon ? s'écria Catherine abasourdie. C'est impossible à moins que le Damoiseau ne soit fou. Il n'a qu'une poignée d'hommes en comparaison des troupes qui gardent la ville, que le Duc y soit ou pas !
— Oh ! C'est pas d'un siège qu'il est question, bien sûr...
— De quoi alors ?
— D'un prisonnier... d'un prisonnier important que le duc Philippe garde dans une tour de son propre palais. D'un prisonnier qui vaut beaucoup d'or... beaucoup trop même d'après les envoyés de Bourbon
! Paraîtrait qu'on discute ferme de sa rançon pour le moment, que le duc Philippe serait tout prêt à le relâcher mais contre une si grosse somme qu'il y aurait de quoi mettre à genoux les finances du Roi et de quelques autres. Je dois vous dire qu'à moi, tout ça m'a paru un peu obscur. Je ne fréquente pas beaucoup les grands personnages.
Catherine et Gauthier se regardèrent. Pour eux, les paroles du Boiteux n'avaient rien d'obscur. Le prisonnier de Philippe c'était le jeune roi René, duc d'Anjou, le fils de Yolande, capturé par les Bourguignons à la bataille de Bulgnéville et tenu depuis en étroite prison dans la tour Neuve ', au palais de Dijon. René pour lequel Catherine avait reçu, à Saumur, une lettre que les événements des derniers mois ne lui avaient pas permis de remettre et que, d'ailleurs, perdue au fond de son chagrin, elle avait totalement oubliée...
Doucement, Gauthier qui lisait à livre ouvert sur le visage de la jeune femme, murmura :
— Vous avez toutes les excuses, dame Catherine ! N'importe qui en aurait fait autant à votre place : il vous a été impossible de continuer votre route...
Mais elle refusa la facile absolution.
— Non. J'avais une mission, j'aurais dû la remplir... et...
I. Le Roi étant aussi duc de Bar, la tour porte, depuis sa captivité, le nom de tour de Bar.
Elle s'arrêta. Ce n'était ni l'heure ni le lieu de discuter de ses états d'âme, en face d'un soudard blessé qui, visiblement, cherchait à comprendre. Elle revint à lui :
— C'est donc à cause de ce prisonnier que le Damoiseau est parti.
Que doit-il donc faire ? L'enlever ?... C'est impossible. Il doit être bien gardé.
Le Boiteux chercha son souffle. Il avait du mal à respirer et souffrait visiblement. Un instant, il demeura étendu, les yeux clos et devint si pâle que Catherine, croyant qu'il était en train de mourir, se pencha sur lui.