Un cri de fureur et de crainte lui coupa la parole. Ils eurent juste le temps de se jucher sur l'escalier car la foule qui se pressait à la porte refluait vers l'intérieur de la ville. Là, tout près maintenant, les archers picards avançaient au pas de charge, si proches les uns des autres qu'ils ressemblaient à une barrière de fer.
Quelqu'un cria :
— Fermez les portes ! Empêchez-les d'entrer !
— On ne peut pas abandonner les notables ! cria quelqu'un d'autre.
— Qu'ils crèvent ! Ils s'arrangeront toujours tandis que nous, nous serons massacrés...
Des hommes déjà s'attelaient aux mancherons du treuil commandant la herse, d'autres tentaient de remonter l'énorme pont-levis mais il était trop tard. Les Picards étaient là et entamaient le combat pour se frayer un passage. Quand ils parurent sous la porte, ceux qui s'y trouvaient s'enfuirent pour échapper à leurs terribles flèches mais quelques-uns tombèrent. Catherine, horrifiée, vit une femme rouler sous les sabots du cheval du sire de Dampierre qui, paisiblement, passa sur son corps.
Le Duc à présent avançait sans plus s'arrêter, entouré des notables qui le suppliaient de rappeler ses soldats, de tenir ses promesses. On put l'entendre crier :
— Je ne me séparerai pas de mes hommes d'armes. Votre cité est traîtresse et je n'ai plus confiance en elle...
Puis, comme le pas de son cheval résonnait sur les planches du pont-levis Catherine le vit tirer sa grande épée et, désignant les remparts où des bannières aux emblèmes des corporations claquaient dans le vent comme un défi :
— Voilà la Hollande que je veux soumettre !...
Une acclamation des chevaliers et des archers picards lui répondit. Il s'engagea sous la voûte au moment précis où une procession du clergé débouchait à son tour devant lui venant de la cathédrale Saint-Sauveur. Une double file de diacres en aubes blanches encadrant un dais sous lequel l'évêque en chape d'or abritait un soleil de pierreries : le Saint- Sacrement. L'évêque salua le prince mais éleva le soleil et Philippe dut, d'abord, descendre de cheval, puis plier le genou devant son Dieu.
— N'attaquez pas cette bonne ville, Monseigneur, pria l'évêque.
Elle est malheureuse et souffre d'avoir encouru votre courroux. Vous lui aviez promis...
— Je n'ai rien promis ! s'écria Philippe avec colère. J'ai demandé à traverser cette maudite cité rebelle et si certains de mes soldats marchent devant moi, je n'ai pas que je sache lancé sur elle mon armée entière.
— Rappelez vos Picards, seigneur duc. Ils courent déjà vers le Marché sous prétexte d'assurer votre passage.
En effet, le duc avait chargé l'un des seigneurs de son entourage, le sire de Lichtervelde, de suivre les Picards pour voir si une foule n'était pas rassemblée au Marché. Avec colère, le Duc haussa les épaules.
— Suis-je un croquant que je doive marcher seul, à la merci d'un poignard, dans des rues suspectes ? J'ai dit que l'on apprendrait ici à me connaître. Allons, sire évêque, regagnez votre cathédrale et, me laissez à mon métier de prince.
Il attendit que la procession eût rebroussé chemin, debout au milieu de la rue, entouré de quelques seigneurs qui étaient les sires d'Uutkerke, de Commines et de l’Isle-Adam. Soudain Saint-Rémy saisit la main de Catherine.
— C'est le moment. Allons-y !
Traînant après lui la jeune femme que suivirent les deux garçons il s'élança, arriva devant le prince et, arrachant à la fois sa fausse barbe et son capuchon noir il s'inclina devant lui.
— Je viens rendre compte de ma mission, monseigneur, avec d'autant plus de joie que la voici heureusement remplie. » En même temps il rejetait en arrière le capuchon de Catherine qui s'inclinait à son tour. « Voyez. plutôt, monseigneur !
Le visage sombre de Philippe de Bourgogne s'éclaira :
— Enfin vous voilà, sire Toison d'Or ? En vérité, je commençais à craindre d'avoir perdu mon roi d'armes ! Et vous aussi, madame ?...
Quelle joie de vous retrouver bien vivante...
Il se penchait pour relever Catherine, plongeant son regard au fond des yeux de la jeune femme.
— Vous aurez bien des choses à m'expliquer, ma chère, lorsque nous en aurons fini avec ceux d'ici...
Se souvenant de sa promesse à dame Béatrice, elle joignit les mains et supplia :
— Par pitié, monseigneur, faites preuve de clémence ! Il faudrait peu de chose pour que Bruges redevienne la plus fidèle de vos cités et...
D'un geste péremptoire, il lui coupa la parole :
— Plus un mot là-dessus ! Si je suis ici, c'est en partie pour vous sauver et je n'aurais pas eu à le faire si vous n'étiez venue vous jeter dans ce guêpier ! A présent, restez ici et m'y attendez avec Saint-Rémy et vos gens. Je vous ferai prévenir lorsque j'aurai ville gagnée.
Sans un mot, le roi d'armes entraîna son amie vers le corps de garde de la porte et voulut l'y faire entrer mais elle résista, voulant à tout prix voir ce qui allait se passer. Cependant, le Duc s'avançait avec ses gens et les notables dont les voix suppliantes ne cessaient de s'élever. Mais il ne leur répondait pas et marchait toujours, un froid sourire aux lèvres.
— Je n'aime pas ça ! marmotta Saint-Rémy. Il est trop sûr de lui et n'a pas daigné prendre assez de monde. Quatorze ou quinze cents Picards ne suffiront pas pour lui rendre une ville de cent mille habitants ! J'espère que le reste de l'armée vient derrière.
En effet, on pouvait voir à présent sur le chemin une nouvelle vague de fer et de pennons multicolores qui s'avançait. Mais, soudain, les faux moines ne virent plus rien. Un flot humain descendait du rempart en poussant des cris de vengeance, et avant même que les archers qui arrivaient aient compris ce qui se passait, vingt bras s'étaient attelés au treuil de la herse qui, avec un grincement apocalyptique s'abattit.
— Doux Jésus ! souffla Catherine. Le Duc est à présent coupé du reste de l'armée...
— Il faut le prévenir ! dit Gauthier. Allez-y, messire Toison d'Or, il vous écoutera. Je suffirai avec Bérenger à veiller sur dame Catherine.
Or, au moment même où il disait cela ledit Bérenger qui avait suivi le Duc sans que personne s'en aperçût arriva en courant, vit la herse baissée, se précipita vers ses compagnons.
— Qui a fermé cette porte ?
Du geste, Gauthier lui désigna les hommes et les femmes armés de gourdins et d'outils variés qui prenaient position, la mine farouche, devant la porte.
— Il faut l'ouvrir, gémit le page, il faut l'ouvrir tout de suite ! Le Duc revient !... oh, mon Dieu, c'est épouvantable ! Nous allons tous être massacrés !...
Il raconta alors ce qu'il venait de voir. Le sire de Lichtervelde que le Duc avait envoyé en reconnaissance jusqu'au Marché l'avait trouvé vide et, s'en revenant avec ses hommes pour prévenir son maître et le faire avancer criait : « Nous avons ville gagnée ! Elle est à la volonté de Monseigneur... » Mais à ce moment même une voix, partie d'on ne savait où avait hurlé :
— Ne crie pas victoire trop vite ! Sais-tu combien la seule enceinte des Halles peut contenir d'hommes ?...
Au même moment, de partout, des hommes, des femmes, des vieillards et même des enfants avaient surgi, portant des bâtons, des couteaux, des haches, certain même armé d'arcs. Il en venait de toutes les ruelles, de toutes les maisons dont les fenêtres se garnissaient de visages farouches. Philippe, comprenant alors qu'il allait devoir combattre, avait donné ordre à ses archers de tirer et une grêle de flèches était allée frapper au plein de cette masse humaine, un peu au hasard. Le malheur avait voulu que des femmes, des vieillards fussent atteints. Un enfant était tombé d'un toit, une jeune fille d'une fenêtre...
Le Duc lui-même tirant son épée avait abattu un bourgeois qui s'élançait au cou de son cheval...
— Il recule, gémit Bérenger, en conclusion, il revient vers nous !