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Toute la ville va nous tomber dessus. Écoutez !

Les volées furieuses du tocsin s'abattaient à présent sur Bruges, portées par les rafales de vent.

— Il faut ouvrir cette herse, cria Saint-Rémy. Monseigneur va être massacré. Et nous n'avons même pas d'armes.

— Vous en avez une, riposta Gauthier. Votre robe de moine. Allez les haranguer !

Saint-Rémy aussitôt s'élança vers ceux qui gardaient la porte, brandissant le crucifix de bois qu'il portait au cou.

— Mes frères, mes frères ! Songez à ne pas offenser Dieu en retenant ici votre seigneur naturel. Mes frères...

Des huées et des rires lui répondirent mais il continuait de plus belle, encouragé malgré tout par le fait que nul n'osait s'en prendre à un moine.

— Ton Duc, cria quelqu'un, nous allons le lui envoyer vivement, au Seigneur ! Tiens, regarde ! Le voilà qui accourt.

En effet le groupe de seigneurs et de soldats qui accompagnait Philippe refluait vers la porte sans cesser de combattre mais en dépit des armures et des chevaux, qui étaient plus une gêne qu'autre chose d'ailleurs, car dans cette presse ils étaient difficiles à manier, la disproportion des forces était tragique... Au-delà, on ne pouvait voir ce qu'il était advenu du

premier détachement de Picards et, dans un instant le Duc, dont on apercevait le heaume couronné d'or et l'épée étincelante tournoyant au-dessus, allait arriver contre la herse.

Saint-Rémy alors bondit sur l'un de ceux qu'il haranguait si bien l'instant précédent, lui arracha sa hache et se mit à frapper. Ce que voyant, Gauthier fit de même, s'empara d'un marteau et vint lui prêter main-forte. Aplatie contre le mur de la voûte Catherine, horrifiée, regardait le sang couler et les morts s'abattre, protégée par Bérenger qui lui faisait courageusement un rempart de son corps, décidé à mourir pour sa dame comme il convenait à un page de bonne race.

La mêlée devant elle était furieuse. Soudain, un homme se jeta, les bras en croix entre le prince et la foule en délire :

— Je vous en prie, je vous en supplie ! Réfléchissez à ce que vous allez faire ! C'est votre seigneur et vous n'avez pas le droit d'y toucher

! Dieu vous punira et la vengeance de Bourgogne détruira à jamais notre ville !...

C'était Louis Van de Walle, les vêtements déchirés, du sang coulant sur sa joue, qui essayait désespérément d'éviter le pire c'est-à-dire l'assassinat de Philippe. Mais personne ne voulait l'écouter.

Cependant Saint-Rémy et Gauthier avaient réussi à déblayer la herse et tandis que le chevalier maintenait en respect ceux qui auraient voulu tenter de s'y opposer, Gauthier s'efforçait de relever l'énorme grille de fer mais c'était impossible.

— Ils ont mis une chaîne, cria-t-il, et le treuil ne bouge pas ! Il faudrait briser le cadenas qui la retient !

À l'aide de son marteau il tapait dessus de toutes ses forces arrachant des étincelles, sans parvenir toutefois à faire céder le métal.

— Vous allez le fausser, dit Catherine qui l'avait rejoint avec Bérenger. Il faudrait des tenailles.

— Dépêche-toi ! cria Saint-Rémy qui s'escrimait toujours de sa hache, nous allons être massacrés.

Adossé à la herse avec le Duc et une poignée de survivants ils faisaient face à la mer humaine et hurlante tandis qu'au-dehors, les soldats de Bourgogne tiraient sur ceux qui occupaient le chemin de ronde et cherchaient à les empêcher d'approcher.

— Nous n'y arriverons jamais ! gémit Gauthier.

Mais soudain, quelqu'un fut à ses côtés : le bourgmestre qui tirait après lui un ouvrier armé d'énormes tenailles.

— Brise ce cadenas ! lui ordonna-t-il.

L'homme hésitait, visiblement terrifié.

— Si j'obéis, je serai massacré !

— Tu vas l'être tout de suite si tu n'obéis pas, gronda Saint-Rémy en lui posant sur la gorge une dague qu'il avait prise sur le corps d'un soldat.

Alors l'homme s'activa, aidé de Gauthier et de Bérenger, et réussit enfin à faire sauter le cadenas. Un instant plus tard, la herse remontait, saluée par le hurlement de triomphe des Picards restés hors de la ville.

Ceux-ci s'élancèrent, saisirent le Duc et la poignée de fidèles qui l'entouraient, puis voulurent s'élancer en avant pour charger la foule mais la voix étonnamment froide du prince s'éleva, ordonnant :

— En retraite ! Il faut nous replier : nous ne pouvons lutter contre cent mille fous !

Sans même regarder, comme s'il avait toujours su où elle se trouvait il saisit Catherine par le poignet, l'enleva de terre et elle se retrouva en croupe derrière lui. La troupe s'ouvrit devant lui tandis que, piquant des deux, il franchissait le pont-levis dont les planches résonnèrent sous les sabots de son cheval.

Mais, parvenu à quelques toises des larges fossés il arrêta son cheval, se retourna et donnant libre cours à sa colère, hurla :

— Tu m'obliges à fuir une fois encore, damnée ville, comme tu m'y as obligé devant Calais. Cette fois je ne te pardonnerai pas !

Quand je reviendrai...

et cela ne tardera guère, sache bien que tu n'auras à attendre de moi ni pitié ni merci1 !...

Et, fou de rage, il repartit au grand galop en direction de Roeselare, emportant Catherine qui sanglotait nerveusement, appuyée contre son dos et les bras noués autour de sa taille Derrière lui éclatèrent les cris de triomphe des Brugeois qui le huaient et juraient que bientôt le port de l'Ecluse leur appartiendrait de nouveau...

Au château de Roeselare où il était revenu, le duc Philippe ne décolérait pas. Durant toute l'interminable chevauchée, il n'avait pas desserré les dents mais, dès son arrivée, en pleine nuit, il s'était jeté à bas de son cheval fourbu et, traînant Catherine à peine moins exténuée à sa suite, il avait couru s'enfermer avec elle dans sa chambre en hurlant qu'il interdisait à quiconque de venir le déranger, quelle que puisse être l'importance de ce que l'on aurait à lui dire.

Arrivé là, il se mit à tourner en rond, comme un fauve en cage, les mains nouées derrière son dos, remâchant sa fureur et sa honte.

Catherine qui, transie, s'était approchée du grand feu flambant dans la cheminée, pouvait l'entendre grommeler entre ses dents des mots apparemment sans suite. Elle ne l'avait jamais vu dans un tel état et, un instant, elle craignit qu'il ne fût en train de devenir fou.

Mais comme, enfin, il revenait vers le feu et se laissait tomber sur un escabeau, enfouissant sa tête entre ses mains, elle risqua un timide :

1 Au mois de mars suivant, Bruges, complètement isolée par la défection de Gand qui s'était retournée contre elle, demandait le pardon de Philippe de Bourgogne qui le lui accorda du bout des lèvres. Le 11 mars 1438, son envoyé, Jean de Clèves, prenait en son nom possession de la ville et faisait exécuter les principaux meneurs de la révolte. Seule l'intervention de la duchesse Isabelle sauva in extremis Louis et Gertrude Van de Walle dont le fils avait été décapité la veille.

— Monseigneur ! Vous venez de subir une terrible journée...

Votre cœur et votre orgueil saignent mais vous ne devez pas vous abandonner ainsi au désespoir. Vous êtes un grand prince...

Il bondit comme si un essaim d'abeilles l'attaquait.

— Un grand prince qu'une poignée de boutiquiers et de ribauds peut chasser de son bien ? Un grand prince qui laisse ses gens au pouvoir des rebelles ? Sais-tu ce que me coûte cette journée ? Au moins deux cents prisonniers, des morts que je ne peux encore compter, mais parmi eux l'un de mes meilleurs capitaines. Sais-tu que Jean de Villiers de l’Isle-Adam est tombé près de la chapelle Saint-Julien, sous la masse d'un forgeron ? L’Isle-Adam dont l'aïeul portait l'oriflamme à la bataille de Roosebeke ! L’Isle- Adam, chevalier de la Toison d'Or, assassiné par un croquant ! Et tu dis que je suis un grand prince ? Si je l'étais je pourrais réunir une immense armée et retourner dès demain attaquer cette putain de ville, la mettre à mal, la noyer dans des flots de sang et raser ses murailles ! Mais il faudrait des mois pour réunir une armée assez puissante pour l'assiéger seulement.