— L'est parti ! souffla-t-il— Personne peut voir ! Lire... Dame Catherine, lire... Etienne s'en va !
Il se levait en effet et sans plus s'intéresser aux autres que s'il avait été tout à fait seul, reprit son chemin sans cesser de jouer son petit air aigrelet qui sentait la pluie et le feu de bois.
Le papier portait quelques mots d'une écriture effroyable et d'une orthographe pire encore.
« Allai a ma granjeu deu laitan. Vitte ! Jeu viain... »
C'était signé : Gobairrete...
Cet invraisemblable message que Gauthier contemplait sans comprendre rendit miraculeusement courage à la jeune femme. Que Gauberte sache écrire c'était déjà un événement et une nouvelle mais il y avait là en outre quelque chose de réconfortant :
— La grange de l'étang, traduisit-elle pour ses deux compagnons.
Ce n'est pas loin. Allons-y ! Gauberte dit qu'elle va venir. Allons, Bérenger, secouez- vous ! Venez... Elle dit qu'il faut y aller vite.
Le jeune garçon, en effet, semblait changé en statue. Planté au milieu du chemin, il regardait la ville avec des yeux pleins d'horreur et d'indignation. Il tremblait comme une feuille, sous le soleil qui faisait briller les larmes sur ses joues.
cachait la clef afin qu'elle pût se mettre à l'abri en cas de pluie. En arrivant avec ses jeunes compagnons, la jeune femme n'eut aucune peine à la trouver à sa bonne place.
À l'intérieur il régnait une chaleur de four mais cela sentait bon le foin qui emplissait une grande partie du petit bâtiment et Bérenger alla d'un élan s'y jeter et s'y rouler comme s'il cherchait à intégrer son corps à cette masse odorante. Plus calmement, Catherine et Gauthier s'y assirent après avoir attaché les chevaux à l'abri des arbres et en avoir ôté les sacoches.
— Le soleil se couche, dit l'écuyer. Cela m'étonnerait que nous allions plus loin ce soir...
— Plus loin ? pourquoi irions-nous plus loin ? fit Catherine âprement. C'est ici ma terre, ma demeure. C'est ici que vivent mes enfants. Je ne veux pas m'en éloigner...
Avec un soupir de lassitude, Gauthier jeta au sol les derniers sacs contenant leurs affaires personnelles.
— Peut-être le faudra-t-il, ne fût-ce que pour mieux préparer votre retour... Vous ne pouvez pas camper ici...
— Non, mais peut-être bien devant la porte de Montsalvy, et y crier et y réclamer justice jusqu'à ce que l'on m'entende enfin, que l'on m'ouvre ces maudites portes...
— ... Ou que l'on vous tue ! Votre époux, comme bien des hommes, a la rancune d'autant plus tenace qu'il est, lui, dans son tort et qu'il déborde de mauvaise foi. Je vous avoue, dame Catherine, que je regrette de plus en plus de l'avoir soigné quand il a été blessé sous Châteauvillain. J'aurais dû le laisser crever !...
— Non !...
Elle avait crié l'instinctive protestation. L'amour qu'elle conservait, envers et contre tout et en dépit d'elle-même, à cet homme la lui avait soufflée. Mais elle reprit plus bas :
— Non... je n'aurais pas pu le supporter. J'en serais morte, je crois.
— Allons donc ! Vous auriez souffert, oui, mais vous auriez survécu en pensant à vos enfants. Et à cette heure vous seriez auprès d'eux... et depuis longtemps, ensevelie sous des voiles de deuil jusqu'aux talons peut-être et peut-être même jusqu'à la fin de vos jours mais vous auriez le cœur en paix et vous prépareriez calmement l'avenir de votre fils tout en priant pour l'âme de votre cher défunt.
Vous pourriez alors le parer tout à votre aise des qualités qu'il n'a jamais eues car cela devient toujours miraculeusement angélique, un mort !...
Elle ne répondit pas. La colère de Gauthier soufflait une vérité qu'elle se refusait encore à accepter. Curieusement elle rappelait à son esprit le souvenir assoupi de Gauthier le Normand, le sauvage bûcheron qui adorait les dieux barbares et qui l'avait aimée de si grand amour. Celui-là dormait au fond de son cœur sans y faire plus de bruit qu'autrefois car c'était un silencieux mais Catherine savait bien que sa colère à lui eût été plus violente encore et beaucoup plus redoutable que celle de son jeune homonyme. Servi par sa force herculéenne décuplée par les fureurs sacrées qui s'emparaient de lui parfois, il eût été capable, peut-être, d'enfoncer à lui seul ces portes qu'on lui refusait et de s'en aller au fond de son château arracher Arnaud pour revenir le jeter à moitié mort, sinon tout à fait, dans la poussière aux pieds de Catherine... Mais Gauthier le Viking n'était plus là. Son corps s'en était allé en fumée sur l'eau bleue de la Méditerranée et son âme d'enfant avait repris la grande route des cygnes et des oies sauvages...
— Les regrets ne servent à rien, Gauthier, mur- mura-t-elle enfin...
ni la colère. Si je ne reste ici, je ne saurais où aller.
Bérenger étalé les bras en croix dans le foin sortit alors de son mutisme.
Chez nous ! dit-il... à Roquemaurel ! Ma mère et les frères seront trop heureux de vous recevoir, dame Catherine, et vous auriez dû y penser tout de suite !
Elle trouva pour lui un sourire. C'est vrai, elle n'y avait pas pensé...
mais aurait-elle pu penser, il y avait seulement une heure, que Montsalvy tout entier se fermerait devant elle ?
— Croyez-vous ?... Mon enfant, vous avez pu voir tout à l'heure comme les choses peuvent changer, les choses et les gens.
Il se redressa instantanément, tout fumant d'indignation avec des brindilles de foin plantées dans ses cheveux bruns.
— Ne faites pas semblant de douter, dame Catherine ! Vous le savez parfaitement. Alors, si vous en êtes d'accord, demain matin nous rentrerons à la maison.
— C'est loin Roquemaurel ? demanda Gauthier.
— Quatre ou cinq lieues... On y sera vite. Mais est-ce qu'il n'y a rien à manger ? J'ai faim...
Sans oser le dire, le page regrettait aussi les derniers événements parce qu'ils avaient fait disparaître de son horizon le bon souper qu'il eût trouvé à Montsalvy où dame Sara s'entendait si bien à houspiller, dans la vaste cuisine, marmitons et servantes...
Heureusement, le frère hôtelier de Saint-Géraud avait remis à Gauthier quelques provisions de route : un morceau de jambon séché, du pain de seigle et, pour Catherine, un petit panier de cerises que d'ailleurs on avait mangées en route avec délices. Restaient le jambon et le pain que les deux garçons attaquèrent avec ardeur et dont Catherine dut prendre sa part sous peine de voir ses jeunes compagnons jeûner.
— C'est surtout quand on a de la peine qu'on doit manger, lui dit Gauthier. L'estomac vide c'est aussi la tête vide.
Puis on s'installa dans le foin pour dormir ou pour attendre.
Il n'était pas loin de minuit quand un pas précautionneux se fit entendre au-dehors. La porte s'ouvrit en grinçant un peu pour livrer passage à une forme épaisse et noire puis un rayon de lumière jaune fusa d'une lanterne sourde, se mit à fouiller le tas de foin.
— Vous êtes là, dame Catherine ?...
L'instant suivant, la dame de Montsalvy et la femme de Noël Cairou, le maître toilier, s'embrassaient comme deux sœurs en pleurant comme des Madeleine.
— Notre pauv' dame ! ne cessait de répéter Gauberte en serrant sa châtelaine sur son vaste giron, notre pauv' dame ! Si c'est pas une pitié de voir ça !...
— Mais enfin qu'est-ce que tout cela veut dire ? s'écria Catherine quand la première émotion fut un peu calmée. Que s'est-il passé ici ?
— Ici ? Pas grand-chose. C'est plutôt dans la tête de messire Arnaud qu'il s'est passé quelque chose !... On ne le reconnaît plus, au village. Pire qu'un loup, il est devenu !
Avec un soupir à faire tomber les murs de bois, Gauberte se laissa choir dans le foin, réveillant Bérenger qui dressa aussitôt sa tête ensommeillée.