Gauthier, qui était son voisin, regarda avec sympathie ce compatriote rencontré si extraordinairement au fond de l'Auvergne 1 et qui tenait un langage selon son cœur.
— On dirait que vous ne portez pas le seigneur Arnaud dans votre cœur ? murmura-t-il tout en versant à Josse une bonne rasade de clairet. J'avoue que cela me ferait plutôt plaisir...
— Pourquoi ? Vous ne l'aimez pas ?
— Je ne l'ai guère rencontré mais quand cela a été, les circonstances n'étaient pas de celles qui forcent la sympathie. Et ce que j'ai pu voir ici en arrivant me conduit même à penser que c'est non seulement une brute mais un fieffé imbécile...
Josse considéra l'écuyer de Catherine avec ce curieux sourire en demi-lune, à lèvres closes, qui conférait à son visage brun, strié de petites rides courtes malgré son jeune âge, une sorte de charme ironi-que.
— Ouais ! Je crois que je peux vous comprendre étant donné ce que vous en savez. Pourtant, je dois vous mettre en garde contre un jugement un peu hâtif. Le diable, voyez-vous, c'est que, quand on connaît dame Catherine, on se trouve instantanément enclin à considérer son maître et seigneur d'un œil antipathique. Un œil qui le serait peut-être moins si elle avait moins de charme et de beauté.
Néanmoins, je peux vous dire deux choses : Arnaud de Montsalvy est l'un des hommes les plus vaillants que je connaisse et l'amour qu'il porte à sa femme n'a fait jamais pour moi le moindre doute.
— Allons donc !...
— Mais si. Je dirai même qu'il l'aime trop et que cet amour empoisonne sa vie parce qu'il l'oblige à ne pas penser qu'à lui seul, à sa vie d'homme de guerre, aux grandes actions héroïques, à toute cette existence fracassante qui est celle des seigneurs de notre siècle sans pitié.
1 Voir Catherine et le temps d'aimer.
Sa Catherine, il la porte plantée en lui, au plus profond de sa chair comme un carreau d'arbalète aux barbes trop larges. Jamais il ne pourra l'arracher et il le sait. Alors tous les prétextes lui sont bons pour le lui faire payer.
— C'est effrayant ! Il est peut-être capable de la tuer en ce cas !
— Peut-être mais je n'y crois pas. Il sait bien qu'ensuite il ne connaîtrait plus un instant de repos. Une fois déjà il a essayé, à ce que Sara m'a raconté. Il a failli devenir fou. Je crois que, ce qu'il faut, c'est les remettre face à face. Voilà pourquoi je pense que pour l'obliger à la regarder au fond des yeux, même le siège de Montsalvy ne serait pas de trop...
Tandis que les deux hommes causaient en aparté, la discussion était devenue générale. Chacun donnait son opinion en s'efforçant de crier plus fort que son voisin. Seule Catherine, silencieuse, paraissait se désintéresser du débat.
Tout cela lui paraissait inutile, oiseux, encore que les ardeurs guerrières de ceux qui l'entouraient constituassent une évidente preuve d'affection puisque apparemment il n'était pas un homme présent qui ne fût prêt à rompre des lances afin de lui rendre son bonheur. Mais voilà ! Est-ce que défier Arnaud en lutte ouverte serait vraiment le bon moyen de réparer son ménage ? A mesure que le temps passait et que la réflexion lui venait, elle en doutait de plus en plus.
Et puis elle avait appris, à ses dépens, que les décisions prises sous l'empire de la colère ne sont jamais bonnes.
Elle le dit à Sara quand elle remonta auprès d'elle pour la nuit.
— Si tous ces gens viennent ici dimanche, comme Renaud l'espère, j'ai l'intention de leur demander de ne rien faire. Cela n'aurait d'autre résultat qu'envenimer davantage encore les choses.
— Pourraient-elles l'être davantage ? Ton charmant époux a juré de te chasser à coups de fouet si tu osais seulement reparaître devant lui...
— Il ne sait ce qu'il dit quand il est hors de lui...
— Peut-être mais, ne serait-ce que par orgueil, il serait très capable de le faire. Oserais-je te rappeler qu'il a bien failli te faire pendre haut et court ?...
Catherine se laissa tomber sur le bord de son lit et, d'une main lasse, ôta la coiffe de mousseline, cependant bien légère mais dont le poids à cette heure lui semblait écrasant.
— Alors, toi aussi, tu me conseilles de prendre la tête d'une troupe armée, d'une bande dont une partie sera sans doute animée des meilleures intentions mais dont une autre pourrait bien ne voir dans l'aventure qu'une excellente occasion de piller un peu Montsalvy dont la richesse fait envie, sans parler de ce que contient notre château ?
En quelques gestes rapides de prestidigitateur, Sara défit les tresses de Catherine et se mit à lui masser la tête doucement d'abord puis de plus en plus fort.
— Je te conseille de dormir, de te reposer et de réfléchir. Depuis hier soir tu n'as guère dû en avoir le temps. Bien sûr que non, je n'ai pas envie de livrer cette bonne petite ville à des appétits toujours difficiles à contrôler. Je veux seulement que tu essaies de voir les choses en face et surtout, surtout que tu cesses de ne croire ta vie possible qu'à travers ton mari. Ne peux-tu apprendre l'égoïsme, toi aussi ? Cela ferait tellement de bien à tout le monde car c'est toi, ici-bas, qui as charge d'âmes bien plus que lui !
— Tu as raison, soupira Catherine. Je vais dormir. Ensuite je verrai peut-être plus clair. La nuit, bien souvent, m'a porté conseil...
Elle n'y manqua pas, cette fois encore et, en s'éveillant au matin sous la caresse d'un rayon de soleil qui lui chauffait le bout du nez, Catherine avait acquis la certitude qu'elle ne devait pas accepter d'être ramenée chez elle par la coalition des barons du voisinage parce qu'elle risquerait d'y perdre l'amitié et la confiance des gens de Montsalvy. Les seuls hommes sur les pas desquels il lui serait permis de rentrer la tête haute, c'était l'abbé Bernard, coseigneur de la ville ou encore le seigneur suzerain d'Arnaud, Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac et de Carlat plus connu de ses amis sous le sobriquet de Cadet- Bernard, parce que eux seuls possédaient l'autorité légitime.
Et, quand vint le dimanche et ceux que Renaud de Roquemaurel avait conviés - car ils vinrent tous à l'exception du bailli des Montagnes qui était naturellement le plus important et de la dame de La Salle - la dame de Montsalvy après en avoir longuement conféré avec Sara, Gauthier, Josse et dame Mathilde, avait pris une décision et entendait s'y tenir. Elle le dit clairement quand, après la messe, tous se retrouvèrent réunis dans la grande salle de Roquemaurel autour des fouaces chaudes et du vin aux herbes qu'on leur servait en attendant le repas.
— Il ne me sera jamais possible, messeigneurs, de vous exprimer la reconnaissance et l'émotion que j'éprouve à vous trouver tous ici réunis. Je veux y voir la preuve d'une amitié qui m'est précieuse entre toutes. Aussi, avant de vous donner mon sentiment sur l'affaire qui nous occupe je tiens à vous dire que, ce geste généreux, ni moi ni mes enfants ne l'oublierons jamais et que, tant qu'il nous restera un souffle de vie, vous pourrez compter, en retour, sur notre fidèle amitié...
Elle s'arrêta un instant pour permettre à son regard de se poser sur chacun de ces visages si différents, jeunes ou vieux, beaux ou laids, mais de façon à ce que chacun puisse supposer qu'elle s'adressait à lui tout particulièrement. Les naïvetés de la jeunesse l'ayant quittée depuis beau temps, elle savait, à présent, le pouvoir de ses yeux couleur de violette et celui plus grand encore de son sourire. Mais quand elle regarda Archambaud de La Roque, celui-ci en profita pour remarquer :
— Ce préambule n'est pas très encourageant, dame Catherine.
Encore qu'il soit fort agréable à entendre.
Devons-nous en conclure que vous n'êtes pas décidée à rentrer chez vous par la force de nos armes ? Ce serait dommage. Nous sommes tous prêts à mourir pour vous, ajouta-t-il galamment.