C'était un très beau garçon d'environ trente-cinq ans, aussi brun que pouvait l'être Arnaud à qui d'ailleurs il ressemblait un peu grâce à un cousinage lointain ; mais ses yeux noisette avaient une douceur et un humour qui avaient toujours été fort étrangers au seigneur de Montsalvy. Et en dépit de ses propositions belliqueuses, c'était un lettré, un artiste et son aspect avait une élégance qui tranchait vigoureusement sur celui, beaucoup plus rude, de ses compagnons.
Catherine lui sourit :
— Je vous ai dit mon émotion, messire Archambaud. Mais il est vrai que je regrette la hâte affectueuse apportée par nos amis Roquemaurel à vous appeler aux armes. Ce sont moyens rudes et irrémédiables que l'épée, la lance et la hache et, avant d'y recourir, je crois qu'il faut d'abord épuiser tous les autres moyens, ceux qui sont sans danger pour quiconque. J'entends par là le raisonnement, la diplomatie, la patience, la prière...
— Le jour où l'on verra Montsalvy sensible à ce genre d'arguments, je veux bien qu'on m'ôte la tête ! s'écria Gontran de Fabrefort qui était l'inséparable complice des Roquemaurel en beuverie, coups de mains et autres réjouissances hautement édifiantes.
Aura raison celui qui sera capable de lui faire entrer son point de vue dans la tête à coups de masse d'armes.
— Il aura peut-être raison mais mon époux sera mort et ce n'est pas ce que je souhaite ! répliqua Catherine sèchement. Comprenez donc qu'en parlant raison je veux surtout éviter que la mésentente s'installe par la suite dans la région. Messire Arnaud, mon époux, ne vous pardonnerait pas de vous faire mes champions. Vous êtes ses compagnons de bataille, ses
amis de toujours et je ne suis après tout qu'une étrangère, même si je suis aussi sa femme.
— En admettant que ce soit vrai, votre fils n'est pas un étranger, lui, coupa Hughes de Ladinhac, vieux seigneur aux cheveux blancs et au profil d'oiseau de proie. Or, son père manque à la loyauté en ramenant sur nos campagnes qu'ils ravageaient hier encore les écorcheurs de Béraud d'Apchier. Pardonnez-moi mes paroles, dame Catherine, mais la femme qu'il a ramenée ne nous intéresse pas.
Chacun de nous est libre d'avoir une ou plusieurs concubines et il est peu de maisons seigneuriales sans bâtard. Mais en introduisant lui-même d'anciens ennemis dans sa ville, Montsalvy rompt le contrat féodal et ses vassaux sont en droit de le récuser. Or, comme ces braves gens en sont bien incapables, c'est à nous, ses pairs, qu'il appartient de lui rappeler ses devoirs.
— Alors tous en groupe, tels que vous êtes, allez le voir et faites-lui entendre ce que vous venez de me dire !
— Certains y sont allés parmi ceux qui avaient combattu avec lui sous Paris : Amaury de Roquemaurel, Fabrefort, La Roque...
cela n'a servi à rien.
— Montsalvy nous a clairement laissé entendre qu'il souhaitait nous voir nous mêler de ce qui nous regardait, soupira ce dernier, moyennant quoi nous continuerions à entretenir les meilleures relations. Il est bien certain que, seuls, sans quelqu'un d'autorisé nous étions sans pouvoir puisque l'abbé Bernard est réduit à l'impuissance. Mais vous êtes là à présent et vous possédez tous les droits légitimes de votre fils.
— Peut-être... Cependant je ne veux pas dresser le fils contre le père. Pas encore tout au moins ! Ne pouvons-nous attendre un peu ?
— Attendre quoi ? riposta âprement Jean de Méallet qui n'avait encore rien dit. Qu'Arnaud s'avise de votre présence ici... et cela ne saurait tarder, croyez- moi ! Qu'il attaque Roquemaurel avec sa bande, le réduise, vous reprenne et vous tue ?
— Même s'il en arrivait là, il ne tuerait pas son fils...
— Et, si vous le permettez, grogna dame Mathilde, je doute qu'il ait raison si aisément de Roquemaurel. Le château est vieux, c'est entendu, mais il en a vu d'autres et, grâce à Dieu, il est encore solide et capable de casser les dents à une bande de routiers ! Bien sûr que Montsalvy saura bientôt où se trouve sa femme, s'il ne le sait déjà !
Mais je ne lui conseille pas de venir ici la réclamer.
— Bien ! reprit Méallet sarcastique. En ce cas, que faisons-nous ?
— Je vous propose d'attendre, dit Catherine. Je désire, je vous l'ai dit, épuiser toutes les chances de conciliation. Ainsi pourquoi ne pas faire appel au comte de Pardiac ? Si quelqu'un est capable de faire entendre raison à mon époux, c'est bien lui !
— Ça aussi nous y avons songé, soupira Renaud. Mais pour trouver Cadet-Bernard il faut maintenant galoper à la queue du cheval du Roi.
— Le Roi combat. C'est normal qu'il soit auprès de lui mais il ne manquera pas de revenir avec l'automne pour passer la mauvaise saison à Carlat auprès de la comtesse Eléonore et des enfants.
— Non, il ne reviendra pas hiverner en Auvergne. Cadet-Bernard a été nommé gouverneur de Monseigneur le Dauphin Louis. Il ne quittera son élève que parvenu à sa majorité. Voulez-vous, dame Catherine, attendre des années ?
Le cœur de Catherine se serra. Allait-elle donc devoir reprendre les grands chemins, retourner vers la Loire pour demander l'aide de ce vieil et puissant ami ? Encore prier, encore demander. Et que pourrait Bernard d'Armagnac ? Il n'allait pas venir sous Montsalvy en traînant après lui l'héritier royal ?
— Soit ! Eh bien il reste encore une carte à jouer. Je vais aller rejoindre l'abbé Bernard. Il faut que je le voie, que je lui parle et Saint-Laurent-d'Olt n'est pas si loin. Sait-on de ses nouvelles ?
—
Il se remet lentement, bien lentement hélas, dit Fabrefort.
Mon cousin d'Estaing que j'ai rencontré à Curières, la semaine passée aux noces de la fille de Raymond de Mommaton, l'avait vu trois ou quatre jours avant. Il ne se lève pas encore et il est bien éloigné de reprendre la route. Si encore le Lot était navigable !...
—
Qu'il soit au lit ne l'empêchera pas de m'entendre. Il a toujours été pour moi le meilleur des amis, le plus sûr des conseillers, dit Catherine. Et c'est cela que je veux : son conseil ! Suivant ce qu'il me dira de faire j'agirai. S'il me dit d'attaquer j'attaquerai mais seulement s'il me le dit ! Je partirai demain.
—
Il n'y a qu'un malheur, fit Renaud en se renversant dans son fauteuil, c'est que vous ne pourrez pas passer. Pour aller à Saint-
Laurent il faut suivre la vallée, si l'on ne veut pas faire un énorme détour par l'Aubrac. Or, Montsalvy a tout de même trouvé des alliés dans la région : ces foutroudasses de Vieillevie tiennent la rivière sous leurs tours et le Diable sait qu'à cet endroit elle est facile à défendre.
Vous pensez bien qu'ils seront prévenus de votre présence dans la région et qu'ils ne vous laisseront pas passer... Ils vous connaissent !
—
Mais moi ils ne me connaissent pas, coupa Gauthier.
Dame Catherine n'a pas besoin de se déranger et de parcourir encore un long chemin, d'affronter d'autres dangers. Qu'elle me donne une lettre pour l'abbé et je lui ramènerai une réponse. C'est là le rôle d'un bon écuyer.
—
Vous ne connaissez pas du tout le pays, dit Renaud...
—
Moi tu ne diras pas que je ne le connais pas ? intervint Bérenger. Je lui servirai de guide et crois- moi, Gauthier, je saurai bien te faire passer le barrage de Vieillevie...
En dépit de ses inquiétudes Catherine retint un sourire. Le page avait laissé ses amours dans la vallée du Lot. Combien de fois, l'an passé, avait-il disparu de Montsalvy pour descendre jusqu'au fond de la gorge, passer la rivière à la nage et s'en aller conter fleurette à sa jolie cousine Hauvette de Montarnal ? Ces amours avaient été difficiles, traversées de mille dangers car c'étaient des amours défendues : Montarnal et Vieillevie en effet c'était tout un et les deux frères aînés eussent sans doute joyeusement assommé leur cadet s'ils avaient seulement imaginé quelle image il cachait dans son cœur... Certes, Bérenger connaissait parfaitement la vallée, ses gués et ses passages et il serait pour Gauthier le meilleur des guides. Mais saurait-il résister à l'envie de revoir Hauvette à présent qu'il devenait tout doucement un homme ? Catherine ne se sentit pas le courage de le lui interdire mais se promit de lui recommander la plus extrême prudence : il fallait que sa lettre parvînt à l'abbé Bernard.