— Au fait pourquoi tenez-vous tant que cela à ce que nous refusions l'escorte du baron ? Que sa compagnie m'irrite est une chose mais une autre est qu'il a parfaitement raison quand il dit que la région n'est pas encore très sûre.
— Raison de plus pour continuer à garder Châteauvillain ! Et puis, si vous voulez le fond de ma pensée, dame Catherine - et je ne serais pas autrement surpris que ce soit aussi le fond de la vôtre, je n'ai pas une confiance illimitée dans le sire de Vandenesse. C'est peut-être à cause de vous mais j'ai souvent eu l'impression qu'il souhaitait voir le siège
S’éterniser et qu'en tout état de cause, il ne faisait pas grand-chose pour y mettre fin. Visiblement, vivre avec vous lui allait parfaitement...
La jeune femme garda le silence un instant, pesant dans son 'esprit chacune des paroles de son écuyer. Elles rejoignaient trop bien ses propres pensées pour qu'elle essayât de les réfuter... mais pour rien au monde elle n'en serait convenue de bonne grâce.
— Ce qu'il y a d'agaçant avec vous, Gauthier de Chazay, c'est que vous avez toujours raison ! Soupira-t-elle.
Ramassant la traîne de sa robe sur son bras, elle se dirigea d'un pas majestueux vers l'escalier...
Le surlendemain, alors que l'on approchait de la fin du jour, trois cavaliers remontaient lentement la Grande Rue Notre-Dame, à Dijon, la plus riche de la ville, celle où voisinaient, en un alignement assez fantaisiste, les maisons des commerçants les plus importants.
Depuis que, dans l'éclat orangé du soleil penchant vers son déclin, Catherine avait découvert, d'une hauteur, le hérissement des innombrables clochers de la ville, semblables aux mâts d'une escadre entassée dans un port, elle n'avait plus prononcé une seule parole et, laissant la bride sur le cou de son cheval, elle s'était laissé porter silencieusement vers les grandes tours d'entrée. Il y avait onze ans qu'elle n'avait foulé le sol de Dijon. L'heure appartenait aux souvenirs...
Onze ans !... Onze ans déjà que, par un jour d'automne semblable à celui-ci, elle avait quitté, pour la féerie de Bruges et l'amour du duc Philippe, une ville qui avait été son refuge et son amie avant de s'écarter d'elle et, sans lui devenir franchement hostile, de lui laisser entendre que sa place n'y était plus marquée.
C'était en 1425. Son étrange époux d'alors, le Grand Argentier de Bourgogne Garin de Brazey, venait d'être condamné à mourir de la main du bourreau pour sacrilège et rébellion contre le Duc après avoir tenté de tuer Catherine elle-même. Son magnifique hôtel de la rue de la Parcheminerie était jeté bas comme une masure de charbonnier, et ses trésors disséminés aux quatre vents.
Bien qu'elle n'eût rien à redouter de la colère d'un prince dont elle était la maîtresse depuis plusieurs mois et dont elle attendait même un enfant, la dame de Brazey avait préféré, par décence, quitter une ville où, en dépit de l'implantation bourgeoise de sa famille, elle ne pouvait plus rencontrer qu'une certaine méfiance. Par décence... mais aussi par ordre, car Philippe le Bon voulait auprès de lui, pour l'aimer tout à son aise, celle qui n'était pas pour lui la femme d'un condamné mais la créature qu'il aimait alors le plus au monde. À Dijon cet amour était devenu impossible car il eût fait scandale. Mais dans la lointaine Bruges, la perle de la Bourgogne flamande, il ne choquait personne et, durant quatre années, Catherine avait dominé, reine sans couronne, la cité des canaux, des dentelles et des pierres dorées.
Et puis, les liens qui l'attachaient à Philippe étaient tombés d'eux-mêmes. Leur enfant était mort alors même que le Duc s'apprêtait à épouser en troisièmes noces l'infante Isabelle de Portugal. En même temps Catherine apprenait que, dans Orléans assiégée par l'Anglais, l'homme qu'elle aimait sans espoir depuis tant d'années se battait, en grand danger de n'en jamais sortir vivant. Pour le rejoindre au moins dans la mort, elle avait tout quitté sans un regret, sans même un regard : son petit palais de Bruges, ses toilettes, les trésors que Philippe lui avait donnés, tous les biens qui la faisaient riche...
Parmi ceux-là, il y avait eu, avec le titre de comtesse, des terres en Bourgogne, un château à Chenôve, près de Dijon mais ce grand domaine n'avait jamais représenté à ses yeux autre chose que de grands parchemins abondamment décorés de sceaux multicolores : elle n'y avait jamais mis les pieds.
De tout cela d'ailleurs il ne lui restait plus rien car, en épousant Arnaud de Montsalvy, elle avait définitivement tourné le dos à sa vie d'autrefois. Abandonné par elle, blessé dans son orgueil comme dans son amour, Philippe de Bourgogne n'avait plus eu aucune raison de laisser à la disposition de l'épouse d'un ennemi la moindre parcelle de bonne terre bourguignonne. Tout ce que Catherine savait de lui, à présent, c'était qu'il ne l'avait pas oubliée ; qu'il lui gardait peut-être une tendresse puisque les hostilités définitivement closes entre le roi Charles VII et lui par le traité d'Arras en 1435, il avait fait porter jusqu'à Montsalvy, à la Noël précédente, un merveilleux portrait de Catherine, sous la forme d'une Annonciation peinte par son ami d'autrefois, Jean Van Eyck. Mais ce pouvait être aussi bien une marque de tendresse constante qu'un présent d'adieu définitif, offert pour solde de tous comptes.
À présent, la jeune femme s'étonnait, tandis que les pas de son cheval retraçaient un chemin jadis familier sur les pavés inégaux de la rue, de ne pas éprouver plus d'émotion à l'évocation de ces souvenirs.
En devenant Catherine de Montsalvy, elle avait changé de peau, presque changé d'âme et tout ce qu'évoquait sa mémoire lui apparaissait à présent comme une belle histoire qui lui aurait été contée un jour, une fantastique aventure arrivée à une certaine Catherine qui n'était pas tout à fait elle. La dame de Brazey était bien morte...
Par contre l'enfant qu'elle avait été autrefois, la petite Catherine Legoix, reprenait vie et se rapprochait, peut-être parce que Landry l'avait ramenée en la tenant par la main comme il l'avait fait tant de fois jadis. Tout naturellement, sans même s'assurer d'une auberge, Catherine, à peine franchie la porte Guillaume, avait pris le chemin qui menait à la rue du Griffon et à la maison de son enfance parce que, avant toute chose, elle avait envie d'embrasser son oncle Mathieu, car, en dépit de ses relations de concubinage avec une aventurière de bas étage, la jeune femme lui gardait une tendresse à cause de tout ce qu'il avait représenté pour l'enfant puis pour la jeune fille d'autrefois.
En longeant le jardin du palais, un attendrissant verger jadis planté d'herbes potagères par la duchesse Marguerite de Flandre, grand-mère de Philippe et qui avait gardé son nom, le regard de Catherine atteignit la flèche de la Sainte-Chapelle ceinte à mi-hauteur d'une gigantesque couronne ducale. C'était là que se tenaient les chapitres de la Toison d'Or. Si la revenante trouvait du plaisir à contempler la chapelle, ce plaisir venait moins de ce superbe symbole de sa beauté que du son harmonieux des cloches qui, à cette heure, y sonnaient l'angélus.
C'était pour elle la plus douce des bienvenues... et elle en oubliait presque la dangereuse mission qui lui incombait : déjouer le répugnant complot tramé, pour une vile question d'intérêt, contre la vie d'un roi captif... Elle en oubliait aussi qu'elle n'allait peut-être pas trouver, chez son oncle, l'accueil chaleureux qu'elle eût été en droit d'espérer en d'autres temps.
Depuis qu'une certaine Amandine La Verne était entrée dans sa vie, il avait dû beaucoup changer, l'oncle Mathieu, car la femme semblait forte. N'avait- elle pas réussi à le tirer de sa douillette retraite dans sa maison des vignes de Marsannay, pour le ramener à sa boutique de la rue du Griffon ? N'avait-elle pas réussi à lui faire chasser sa propre sœur ? Le pronostic n'avait rien d'encourageant...