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Sous la main de Catherine qui, à l'aide de son mouchoir et d'un peu d'eau tirée des deux outres que Josse avait apportées sur son dos pour donner à boire aux arrivants, essuyait doucement son visage maculé, Gauberte se calmait petit à petit et parvenait à raconter ce qui s'était passé. Cela tenait d'ailleurs en assez peu de mots.

Toute la nuit le vacarme qui se faisait au château avait tenu la cité éveillée. Depuis deux jours on y fêtait l'arrivée de trois hommes qui étaient venus du sud avec un chariot contenant des femmes dont la peau sombre disait assez qu'elles avaient dû voir le jour quelque part dans le sud de la Méditerranée. En franchissant la porte d'Entraygues, l'homme qui semblait le chef avait dit que ces femmes étaient des esclaves qu'il devait offrir au duc de Bourbon de la part de son maître, le roi d'Aragon Alphonse V le Magnifique, et qu'il venait de Marseille. Il demandait l'abri pour la nuit et l'abri il l'avait eu plus qu'il ne l'espérait car les portes du château s'étaient instantanément refermées sur les femmes. Les nouveaux compagnons d'Arnaud de Montsalvy n'étaient pas hommes à laisser passer pareille aubaine sans en profiter abondamment, l'expéditeur du cadeau et le destinataire ne signifiant strictement rien à leurs yeux en regard de leur bon plaisir.

L'orgie avait donc fait rage pendant trois nuits, mais quand le soleil s'était levé ce matin les paysans qui arrivaient au marché avaient pu voir un spectacle épouvantable : un homme qui était sorti du château en titubant et en hurlant, un homme entièrement nu dont tout le corps était marbré de larges plaques noires. Il avait fait quelques pas puis il s'était abattu de tout son long dans la poussière, vomissant une horreur noire qui avait tout de suite renseigné ceux qui regardaient.

— La peste !...

Le cri d'alarme avait, en un rien de temps, fait le tour de la ville, semant une folle panique. Et tous n'avaient plus eu qu'une seule idée : fuir, emporter leur vie le plus loin possible de ce château sur lequel venait de s'abattre la malédiction du ciel, refusant d'entendre les exhortations des moines de l'abbaye qui leur conseillaient de s'enfermer chez eux et qui

d'ailleurs, devant leur impuissance à endiguer l'exode, s'étaient barricadés à l'abri de leurs propres murailles derrière lesquelles on avait bientôt pu voir s'élever les fumées des paquets de plantes balsamiques qu'ils brûlaient pour assainir l'air.

— Le frère Anthime, conclut Gauberte en reniflant, c'est pas l'abbé Bernard ! Lui, le pauvre saint homme, il serait entré dans ce damné château pour voir ce qui s'y passait mais le trésorier, il pense autrement : il s'est contenté de faire enclouer la porte, entasser devant une montagne de madriers et boucher le souterrain qui donne sur la vallée pour que rien, et surtout pas le mal maudit, puisse sortir du château.

Brusquement, Catherine se releva. Elle était devenue aussi blanche que sa robe de toile.

— Enclouer la porte ? Mais... et mon époux ?... Et messire Arnaud

?

Gauberte eut un geste d'impuissance en détournant les yeux.

— Il est dedans !... souffla-t-elle enfin... mais il est peut-être déjà mort à cette heure. Ça va vite, la peste, dame Catherine, terriblement vite !... Le frère Anthime a dit qu'on n'ouvrirait le château que dans quarante jours... et pour y mettre le feu ! Qu'est-ce qu'on va faire, dame Catherine ?...

Elle recommençait à pleurer, s'accrochant à la robe de la jeune femme qui ne semblait plus l'entendre. Le regard perdu, Catherine imaginait l'horreur de ce château enfermé dans l'étau de la peur, de ces gens qui mouraient à cette heure dans d'atroces souffrances. Elle vit, comme s'il était devant elle, son époux couché à terre, râlant et pourrissant tout vivant sans même le secours de Dieu. Et devant cette image effrayante Catherine oublia tout le mal qu'il lui avait fait, qu'il allait peut-être lui faire encore...

Brusquement l'horreur en elle se changea en colère. Tournée vers la longue file des fuyards elle cria :

Ce que vous allez faire ? Je n'en sais rien !... Qu'aviez-vous besoin de quitter vos maisons puisque le frère Anthime a si bien pris soin de Montsalvy en condamnant à mort votre seigneur ? Allez où vous voulez... à Saint-Projet par exemple ! Il y a là des moines, des nonnes qui vous aideront peut-être. Moi, je retourne là-haut... » Puis faisant volte-face vers le château, elle interpella Renaud dont l'immense silhouette s'érigeait entre deux créneaux : « Envoyez- moi un cheval et dites à Sara de me faire descendre tout ce qu'elle peut de remèdes.

Je vais à Montsalvy !

— Vous êtes folle, Catherine. Vous n'en sortirez pas vivante.

— C'est ce que nous verrons. Faites ce que je vous demande. Je ne laisserai pas mourir le père de mes enfants sans avoir tenté l'impossible pour le sauver.

— Mais il doit être déjà mort. La peste va...

— Très vite, je sais ! Mais je ne croirai à sa mort que lorsque je l'aurai vu.

— Folle que vous êtes ! Vous dévouer pour cet homme ? Savez-vous qu'il veut vous répudier, vous faire arracher d'ici par l'official de Rodez et jeter à Vin pacecomme adultère ? On fera votre procès et on vous enfermera jusqu'à la fin de vos jours tandis qu'il épousera une autre femme...

Furieux, Roquemaurel avait jeté tout cela du haut de sa tour comme un panier de pierres, souhaitant que ses projectiles eussent assez de poids pour clouer Catherine au sol de sa terre. Mais elle ne broncha pas. Droite comme une lame d'épée, elle releva la tête plus haut encore puis, calmement, déclara :

— C'est affaire entre Dieu et lui, mais tant que je serai sa femme je ferai mon devoir !... Allons, Renaud, assez causé ! Hâtez-vous de me donner ce que je veux... et puis prenez soin de mes enfants si je ne reviens pas.

— C'est bon, dit Renaud. Vous allez avoir ce que vous voulez...

Et il disparut du créneau.

Un moment plus tard la poterne s'ouvrait de nouveau, livrant passage cette fois non à un cheval mais à trois mules aux flancs desquelles pendaient des paniers couverts de linges. Sur l'une de ces mules, Sara, aussi calme que si elle s'en allait au marché vendre des choux, était assise.

En l'apercevant, Catherine fendit le cercle suppliant qui l'entourait en l'adjurant de ne pas se sacrifier inutilement, courut à elle et l'apostropha :

Que fais-tu là ? Rentre ! Je ne veux pas de toi ! Ton devoir est de t'occuper des enfants.

Mon devoir est et a toujours été de te suivre où que tu ailles. La dernière fois, tu es partie sans moi et cela ne t'a pas tellement réussi il me semble ? Cette fois, je viens. Tu auras besoin de moi.

Je le sais parfaitement, mais les enfants...

Marie s'en occupera aussi bien que moi surtout avec l'aide de dame Mathilde qui m'en a fait promesse et qui les adore. Et puis cela sert à quoi de tergiverser ? Nous ne sommes pas encore mortes et si tu veux savoir je n'ai aucunement l'intention de mourir, pas plus que de te laisser passer, sans combattre, de vie à trépas. Et maintenant en route ! Josse nous accompagne ?

Cette question ! marmotta l'interpellé en haussant les épaules et en envoyant un baiser au chemin de ronde.

Parfait ! Vous autres, ajouta la zingara en s'adressant à la foule répandue dans l'herbe sèche de chaque côté du chemin, avec la mine éreintée des moutons qui attendent le couteau du boucher, la dame de Roquemaurel m'envoie vous dire de rebrousser chemin jusqu'aux vieilles métairies que vous voyez là-haut. Elles sont un peu ruineuses mais elles vous offriront un abri suffisant s'il venait à pleuvoir, ce que je nous souhaite à tous. En outre, il y a une citerne où il y a encore de l'eau.

Josse aida Catherine à enfourcher sa mule, s'installa sur la troisième et prit la tête du petit cortège devant lequel chariots et bétail s'écartaient.

— Dame Catherine ! cria Gauberte les mains en porte-voix.

La jeune femme se retourna.