— Au plus vite !...
Entre la mort immédiate et un danger différé, le trésorier n'hésita qu'un instant.
— Suivez-moi...
Catherine revit la cour de l'abbaye, et ses feux odorants. On y laissa les mules débarrassées de leurs paniers. Elle revit le cloître avec son petit jardin où l'abbé Bernard cultivait si amoureusement la sauge, la rue, la camomille, l'absinthe, le marrube, le fenouil, la livèche, le pavot et d'autres bonnes plantes encore, enfin l'entrée du souterrain par lequel, une nuit d'angoisse, l'abbé l'avait fait fuir de Montsalvy. Le cercle était refermé. A présent c’était par ce même souterrain prolongé qu'elle allait regagner sa demeure...
Derrière le frère Anthime qui armé de sa torche montrait le chemin, Josse, Catherine et Sara, chargés des paniers, s'enfoncèrent dans les entrailles de la terre. On ouvrit devant eux, au bout d'un couloir assez court, une épaisse porte de châtaignier armée de fer et doublée d'une grille. L'odeur vaguement nauséabonde qui flottait dans le souterrain leur sauta au visage mais ils n'en furent pas trop incommodés car Sara, avant de descendre l'escalier, leur avait posé sur la figure des linges imbibés de vinaigre et les avait obligés à enfiler des gants. Le frère pour sa part tenait un tampon sur son visage.
Parvenu à cette porte, il alluma l'une des torches posées à terre et indiqua l'escalier que l'on apercevait au fond du couloir.
— Vous trouverez une trappe en haut des marches... À présent vous trouverez bon que je referme. Mais avant de continuer je tiens à vous avertir, ajouta- t-il d'un ton raide, que lorsque vous aurez pénétré dans le château, je n'ouvrirai plus cette porte avant quarante jours.
Ainsi, réfléchissez encore...
— C'est tout réfléchi ! riposta Josse. En tout cas, je ne féliciterai pas l'abbé Bernard pour le courage et la charité chrétienne de son trésorier...
Le frère Anthime eut un mince sourire qui, dans l'éclairage mouvant de la torche, parut sinistre à Catherine.
— Nous ne savons ce qu'il est advenu de notre père abbé... Dieu peut-être l'a déjà rappelé à lui...
Ce fut dit avec une parfaite componction mais Catherine en vint à se demander si le frère Anthime n'était pas tout autre qu'elle avait pu se l'imaginer jusqu'alors et si sous le silence plein d'humilité qu'il observait généralement ne couvait pas une ambition d'autant plus redoutable qu'elle s'était cachée trop longtemps. L'abbé Bernard, éloigné pour toujours peut-être, Arnaud de Montsalvy mort, cela représentait de longues années de pouvoir absolu jusqu'à la majorité de Michel...
Les portes du souterrain refermées sur les emmurés volontaires, Sara traduisit à sa façon directe l'impression pénible de Catherine.
— On pourrait supposer que l'arrivée de la peste constitue pour ce bon frère Anthime une occasion inespérée ! Comme on peut se tromper parfois sur les gens tout de même !...
Essayons d'oublier ça, fit Josse. Je vous jure bien qu'il ne m'empêchera pas de sortir d'ici quand j'en aurai envie ne fût-ce qu'en sautant du haut du châtelet avec des cordes...
Il était arrivé en haut de l'escalier et pesait vigoureusement sur la trappe qui le coiffait et qui s'ouvrit non sans augmenter la puanteur ambiante.
— Doux Jésus ! souffla Josse quand il eut passé la tête par l'ouverture et regardé autour de lui.
La trappe en effet s'ouvrait dans un angle de la salle des gardes du château et cette salle, dans la lumière blême du jour levant, offrait un spectacle abominable : une dizaine de cadavres noircis gisaient dans leurs déjections au milieu des reliefs d'un repas sur lesquels s'était vidé un grand tonneau de vin dont la bonde ouverte laissait dégoutter encore un mince filet. Il y avait là, entremêlés, des hommes à peu près nus et des femmes qui l'étaient complètement. Visiblement, la mort avait frappé au plein d'une orgie avec la brutalité de la foudre et l'odeur eût été insoutenable si la porte donnant sur la cour n'était maintenue ouverte par le corps d'un homme qui s'était abattu en travers.
Avec angoisse, Josse regarda les deux femmes qui attendaient en bas de l'escalier qu'il les fît monter. Son parti fut vite pris.
Assujettissant son masque plus étroitement sur son visage il dit à Sara
: — Donnez-moi votre flacon de vinaigre et attendez là un moment.
Je vais aller ouvrir les fenêtres et vous faire un passage jusqu'à la cour.
Sara lui donna ce qu'il désirait et y ajouta une poignée de baies de genièvre en lui enjoignant de les mâcher. Josse disparut, refermant la trappe derrière lui pour plus de sûreté en dépit des protestations de Catherine que Sara dut maintenir de force.
— S'il te dit de rester là, il faut obéir ! Si tu t'évanouissais au milieu de l'horreur que je devine, cela n'arrangerait rien.
Elles attendirent assez longtemps, trop au gré de Catherine qui s'apprêtait à monter malgré Sara quand la trappe enfin se releva.
— Donnez-moi la main, dit Josse et surtout, surtout, marchez derrière moi jusqu'à la porte en essayant de ne pas trop regarder.
Il avait déjà fait du bon travail. À l'aide de crocs de fer il avait traîné au-dehors les cadavres des pestiférés et les avait empilés sous un hangar à bois, jetant sur eux des fagots auxquels tout à l'heure il mettrait le feu. La salle était encore ignoble à voir et surtout à sentir mais les deux femmes inondées de vinaigre et bourrées de genièvre purent la franchir sans perdre connaissance. Derrière Josse, elles coururent jusqu'à l'air libre et en avalèrent de grandes goulées avides. Mais aussitôt Catherine jeta un coup d'œil craintif vers l'amoncellement affreux que les fagots ne cachaient pas complètement.
— Arnaud ? souffla-t-elle. L'avez-vous vu ?
Josse fit signe que non, ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais Catherine filait déjà comme une flèche vers l'escalier qui menait à la grande salle et aux logis des châtelains.
Sara la suivit tandis que Josse, poursuivant son affreux travail de nettoyage, se disposait à enflammer son bûcher puis à chercher dans les magasins du château de la chaux vive qu'il voulait répandre dans toute la salle des gardes.
Malheureusement le drame ne s'arrêtait pas là. Dans la grande salle où les hommes de plus d'importance avaient festoyé, il y avait d'autres morts. Assaillie par l'horreur, Catherine dut s'appuyer à la muraille et vomit tout ce qu'elle avait dans l'estomac. Mais, quand le malaise fut un peu passé, elle se força à regarder l'un après l'autres tous ces morts affreux. Sur huit hommes, il y en avait trois à la peau brune, très certainement les envoyés d'Aragon. Il y avait aussi deux femmes dont tout ce que l'on pouvait voir c'est qu'elles devaient être très jeunes. Soudain, la voix de Sara résonna, dominant le cauchemar.
— Catherine ! Regarde ! Il y en a une qui est encore vivante.
En effet, tapie dans le recoin de la grande cheminée, une fille très brune qui pouvait avoir treize ou quatorze ans était recroquevillée sur elle-même, les yeux grands ouverts. Vêtue seulement de ses cheveux elle tremblait comme une feuille et se laissa emmener sans résistance quand Sara la tira de son refuge. C'était visiblement une Mauresque mais elle était trop profondément terrifiée pour pouvoir répondre aux questions, simples cependant, que Catherine lui adressait dans sa propre langue... Seulement, elle leva une main, indiquant le chemin d'une des tours, celle justement où le seigneur de Montsalvy avait son logis. Mais, cette fois, quand Catherine voulut s'élancer de ce côté-là, Sara l'en empêcha.
— Reste avec elle !... Tu en as assez vu comme ça ! Je reviens.
Sans trop savoir pourquoi elle obéissait, peut-être parce qu'elle était, elle aussi, frappée de stupeur devant la mort étalée à ses yeux sous sa forme la plus atroce, Catherine prit le bras de la petite pour la faire asseoir, aperçut une robe abandonnée sur un escabeau et qui n'était pas polluée et revint l'en envelopper. Au même instant, Sara reparut.