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«Mais enfin, dit-elle en souriant, de qui tenez-vous tout cela?

– D’un ami de l’officier que vous savez. D’un homme très original.

– Et quel est cet homme si original?

– Il s’appelle Hermann.»

Elle ne répondit rien, mais elle sentit ses mains et ses pieds se glacer.

«Hermann est un héros de roman, continua Tomski. Il a le profil de Napoléon et l’âme de Méphistophélès. Je crois qu’il a au moins trois crimes sur la conscience. Comme vous êtes pâle!

– J’ai la migraine. Eh bien! que vous a dit ce M. Hermann? N’est-ce pas ainsi que vous l’appelez.

– Hermann est très mécontent de son ami, de l’officier du génie que vous connaissez. Il dit qu’à sa place il en userait autrement. Et puis, je parierais que Hermann a ses projets sur vous. Du moins, il paraît écouter avec un intérêt fort étrange les confidences de son ami…

– Et où m’a-t-il vue?

– À l’église peut-être; à la promenade, Dieu sait où, peut-être dans votre chambre pendant que vous dormiez. Il est capable de tout…»

En ce moment, trois dames s’avançant, selon les us de la mazurka, pour l’inviter à choisir entre oubli* ou regret* [3], interrompirent une conversation qui excitait douloureusement la curiosité de Lisabeta Ivanovna.

La dame qui, en vertu de ces infidélités que la mazurka autorise, venait d’être choisie par Tomski était la princesse Pauline. Il y eut entre eux une grande explication pendant les évolutions répétées que la figure les obligeait à faire et la conduite très lente jusqu’à la chaise de la dame. De retour auprès de sa danseuse, Tomski ne pensait plus ni à Hermann ni à Lisabeta Ivanovna. Elle essaya vainement de continuer la conversation, mais la mazurka finit et aussitôt après la vieille comtesse se leva pour sortir.

Les phrases mystérieuses de Tomski n’étaient autre chose que des platitudes à l’usage de la mazurka, mais elles étaient entrées profondément dans le cœur de la pauvre demoiselle de compagnie. Le portrait ébauché par Tomski lui parut d’une ressemblance frappante, et, grâce à son érudition romanesque, elle voyait dans le visage assez insignifiant de son adorateur de quoi la charmer et l’effrayer tout à la fois. Elle était assise les mains dégantées, les épaules nues; sa tête parée de fleurs tombait sur sa poitrine, quand tout à coup la porte s’ouvrit, et Hermann entra. Elle tressaillit.

«Où étiez-vous? lui demanda-t-elle toute tremblante.

– Dans la chambre à coucher de la comtesse, répondit Hermann. Je la quitte à l’instant: elle est morte.

– Bon Dieu!… Que dites-vous!

– Et je crains, continua-t-il, d’être cause de sa mort.» Lisabeta Ivanovna le regardait tout effarée, et la phrase de Tomski lui revint à la mémoire: «Il a au moins trois crimes sur la conscience!» Hermann s’assit auprès de la fenêtre, et lui raconta tout. Elle l’écouta avec épouvante. Ainsi, ces lettres si passionnées, ces expressions brûlantes, cette poursuite si hardie, si obstinée, tout cela, l’amour ne l’avait pas inspiré. L’argent seul, voilà ce qui enflammait son âme. Elle qui n’avait que son cœur à lui offrir, pouvait-elle le rendre heureux? Pauvre enfant! Elle avait été l’instrument aveugle d’un voleur, du meurtrier de sa vieille bienfaitrice. Elle pleurait amèrement dans l’agonie de son repentir. Hermann la regardait en silence; mais ni les larmes de l’infortunée ni sa beauté rendue plus touchante par la douleur ne pouvaient ébranler cette âme de fer. Il n’avait pas un remords en songeant à la mort de la comtesse. Une seule pensée le déchirait, c’était la perte irréparable du secret dont il avait attendu sa fortune.

«Mais vous êtes un monstre! s’écria Lisabeta après un long silence.

– Je ne voulais pas la tuer, répondit-il froidement; mon pistolet n’était pas chargé.»

Ils demeurèrent longtemps sans se parler, sans se regarder. Le jour venait, Lisabeta éteignit la chandelle qui brûlait dans la bobèche. La chambre s’éclaira d’une lumière blafarde. Elle essuya ses yeux noyés de pleurs, et les leva sur Hermann. Il était toujours près de la fenêtre, les bras croisés, fronçant le sourcil. Dans cette attitude, il lui rappela involontairement le portrait de Napoléon. Cette ressemblance l’accabla.

«Comment vous faire sortir d’ici? lui dit-elle enfin. Je pensais à vous faire sortir par l’escalier dérobé, mais il faudrait passer par la chambre de la comtesse, et j’ai trop peur…

– Dites-moi seulement où je trouverai cet escalier dérobé; j’irai bien seul.»

Elle se leva, chercha dans un tiroir une clé qu’elle remit à Hermann, en lui donnant tous les renseignements nécessaires. Hermann prit sa main glacée, déposa un baiser sur son front qu’elle baissait, il sortit.

Il descendit l’escalier tournant et entra dans la chambre de la comtesse. Elle était assise dans son fauteuil, toute raide; les traits de son visage n’étaient point contractés. Il s’arrêta devant elle, et la contempla quelque temps comme pour s’assurer de l’effrayante réalité; puis il entra dans le cabinet noir, et, en tâtant la tapisserie découvrit une petite porte qui ouvrait sur un escalier. En descendant, d’étranges idées lui vinrent en tête. «Par cet escalier, se disait-il, il y a quelque soixante ans, à pareille heure, sortant de cette chambre à coucher, en habit brodé, coiffé à l’oiseau royal*, serrant son chapeau à trois cornes contre sa poitrine, on aurait pu surprendre quelque galant, enterré depuis de longues années, et, aujourd’hui même, le cœur de sa vieille maîtresse a cessé de battre.»

Au bout de l’escalier, il trouva une autre porte que sa clé ouvrit. Il entra dans un corridor, et bientôt il gagna la rue.

V

Trois jours après cette nuit fatale, à neuf heures du matin, Hermann entrait dans le couvent de ***, où l’on devait rendre les derniers devoirs à la dépouille mortelle de la vieille comtesse. Il n’avait pas de remords, et cependant il ne pouvait se dissimuler qu’il était l’assassin de cette pauvre femme. N’ayant pas de foi, il avait, selon l’ordinaire, beaucoup de superstition. Persuadé que la comtesse morte pouvait exercer une maligne influence sur sa vie, il s’était imaginé qu’il apaiserait ses mânes en assistant à ses funérailles.

L’église était pleine de monde, et il eut beaucoup de peine à trouver place. Le corps était disposé sur un riche catafalque, sous un baldaquin de velours. La comtesse était couchée dans sa bière, les mains jointes sur la poitrine, avec une robe de satin blanc et des coiffes de dentelles. Autour du catafalque, la famille était réunie; les domestiques en caftan noir, avec un nœud de rubans armoriés sur l’épaule, un cierge à la main; les parents en grand deuil, enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, personne ne pleurait; les larmes eussent passé pour une affectation*. La comtesse était si vieille, que sa mort ne pouvait surprendre personne, et l’on s’était accoutumé depuis longtemps à la regarder comme déjà hors de ce monde. Un prédicateur célèbre prononça l’oraison funèbre. Dans quelques phrases simples et touchantes, il peignit le départ final du juste, qui a passé de longues années dans les préparatifs attendrissants d’une fin chrétienne. «L’ange de la mort l’a enlevée, dit l’orateur, au milieu de l’allégresse de ses pieuses méditations et dans l’attente du fiancé de minuit.»