Le service s’acheva dans le recueillement convenable. Alors les parents vinrent faire leurs derniers adieux à la défunte. Après eux, en longue procession, tous les invités à la cérémonie s’inclinèrent pour la dernière fois devant celle qui, depuis tant d’années, avait été un épouvantail pour leurs amusements. La maison de la comtesse s’avança la dernière. On remarquait une vieille gouvernante du même âge que la défunte, soutenue par deux femmes. Elle n’avait pas la force de s’agenouiller, mais des larmes coulèrent de ses yeux quand elle baisa la main de sa maîtresse.
À son tour, Hermann s’avança vers le cercueil. Il s’agenouilla un moment sur les dalles jonchées de branches de sapin. Puis il se leva, et, pâle comme la mort, il monta les degrés du catafalque et s’inclina… quand tout à coup il lui sembla que la morte le regardait d’un œil moqueur en clignant un œil. Hermann, d’un brusque mouvement se rejeta en arrière et tomba à la renverse. On s’empressa de le relever. Au même instant, sur le parvis de l’église, Lisabeta Ivanovna tombait sans connaissance. Cet épisode troubla pendant quelques minutes la pompe de la cérémonie funèbre; les assistants chuchotaient, et un chambellan chafouin, proche parent de la défunte, murmura à l’oreille d’un Anglais qui se trouvait près de lui: «Ce jeune officier est un fils de la comtesse, de la main gauche, s’entend.» À quoi l’Anglais répondit: «Oh!»
Toute la journée, Hermann fut en proie à un malaise extraordinaire. Dans le restaurant solitaire où il prenait ses repas, il but beaucoup contre son habitude, dans l’espoir de s’étourdir; mais le vin ne fit qu’allumer son imagination et donner une activité nouvelle aux idées qui le préoccupaient. Il rentra chez lui de bonne heure, se jeta tout habillé sur son lit, et s’endormit d’un sommeil de plomb.
Lorsqu’il se réveilla, il était nuit, la lune éclairait sa chambre. Il regarda l’heure; il était trois heures moins un quart. Il n’avait plus envie de dormir. Il était assis sur son lit et pensait à la vieille comtesse.
En ce moment, quelqu’un dans la rue s’approcha de la fenêtre comme pour regarder dans sa chambre, et passa aussitôt. Hermann y fit à peine attention. Au bout d’une minute, il entendit ouvrir la porte de son antichambre. Il crut que son denschik [4], ivre selon son habitude, rentrait de quelque excursion nocturne; mais bientôt il distingua un pas inconnu. Quelqu’un entrait en traînant doucement des pantoufles sur le parquet. La porte s’ouvrit, et une femme vêtue de blanc s’avança dans sa chambre. Hermann s’imagina que c’était sa vieille nourrice, et il se demanda ce qui pouvait l’amener à cette heure de la nuit; mais la femme en blanc, traversant la chambre avec rapidité, fut en un moment au pied de son lit, et Hermann reconnut la comtesse!
«Je viens à toi contre ma volonté, dit-elle d’une voix ferme. Je suis contrainte d’exaucer ta prière. Trois-sept-as gagneront pour toi l’un après l’autre; mais tu ne joueras pas plus d’une carte en vingt-quatre heures, et après, pendant toute ta vie, tu ne joueras plus! Je te pardonne ma mort, pourvu que tu épouses ma demoiselle de compagnie, Lisabeta Ivanovna.»
À ces mots, elle se dirigea vers la porte et se retira en traînant encore ses pantoufles sur le parquet. Hermann l’entendit pousser la porte de l’antichambre, et vit un instant après une figure blanche passer dans la rue et s’arrêter devant la fenêtre comme pour le regarder.
Hermann demeura quelque temps tout abasourdi; il se leva et entra dans l’antichambre. Son denschik, ivre comme à l’ordinaire, donnait couché sur le parquet. Il eut beaucoup de peine à le réveiller, et n’en put obtenir la moindre explication. La porte de l’antichambre était fermée à clé. Hermann rentra dans sa chambre et écrivit aussitôt toutes les circonstances de sa vision.
VI
Deux idées fixes ne peuvent exister à la fois dans le monde moral, de même que dans le monde physique deux corps ne peuvent occuper à la fois la même place. Trois-sept-as effacèrent bientôt dans l’imagination de Hermann le souvenir des derniers moments de la comtesse. Trois-sept-as ne lui sortaient plus de la tête et venaient à chaque instant sur ses lèvres. Rencontrait-il une jeune personne dans la rue:
«Quelle jolie taille! disait-il; elle ressemble à un trois de cœur.»
On lui demandait l’heure; il répondait: «Sept de carreau moins un quart.»
Tout gros homme qu’il voyait lui rappelait un as. Trois-sept-as le suivaient en songe, et lui apparaissaient sous maintes formes étranges. Il voyait des trois s’épanouir comme des magnolia grandiflora. Des sept s’ouvraient en portes gothiques; des as se montraient suspendus comme des araignées monstrueuses. Toutes ses pensées se concentraient vers un seul but: comment mettre à profit ce secret si chèrement acheté? Il songeait à demander un congé pour voyager. À Paris, se disait-il, il découvrirait quelque maison de jeu où il ferait en trois coups sa fortune. Le hasard le tira bientôt d’embarras.
Il y avait à Moscou une société de joueurs riches, sous la présidence du célèbre Tchekalinski, qui avait passé toute sa vie à jouer, et qui avait amassé des millions, car il gagnait des billets de banque et ne perdait que de l’argent blanc. Sa maison magnifique, sa cuisine excellente, ses manières ouvertes, lui avaient fait de nombreux amis et lui attiraient la considération générale. Il vint à Pétersbourg. Aussitôt la jeunesse accourut dans ses salons, oubliant les bals pour les soirées de jeu et préférant les émotions du tapis vert aux séductions de la coquetterie. Hermann fut conduit chez Tchekalinski par Naroumof.
Ils traversèrent une longue enfilade de pièces remplies de serviteurs polis et empressés. Il y avait foule partout. Des généraux et des conseillers privés jouaient au whist. Des jeunes gens étaient étendus sur les divans, prenant des glaces et fumant de grandes pipes. Dans le salon principal, devant une longue table autour de laquelle se serraient une vingtaine de joueurs, le maître de la maison tenait une banque de pharaon. C’était un homme de soixante ans environ, d’une physionomie douce et noble, avec des cheveux blancs comme la neige. Sur son visage plein et fleuri, on lisait la bonne humeur et la bienveillance. Ses yeux brillaient d’un sourire perpétuel. Naroumof lui présenta Hermann. Aussitôt Tchekalinski lui tendit la main, lui dit qu’il était le bienvenu, qu’on ne faisait pas de cérémonies dans sa maison, et il se remit à tailler.
La taille dura longtemps; on pontait sur plus de trente cartes. À chaque coup, Tchekalinski s’arrêtait pour laisser aux gagnants le temps de faire des paroli, payait, écoutait civilement les réclamations, et plus civilement encore faisait abattre les cornes qu’une main distraite s’était permise.
Enfin la taille finit; Tchekalinski mêla les cartes et se prépara à en faire une nouvelle.
«Permettez-vous que je prenne une carte?» dit Hermann allongeant la main par-dessus un gros homme qui obstruait tout un côté de la table.