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Une fois, c’était deux jours après la soirée chez Naroumof et une semaine avant la scène que nous venons d’esquisser, un matin, Lisabeta était assise à son métier devant la fenêtre, quand, promenant un regard distrait dans la rue, elle aperçut un officier du génie, immobile, les yeux fixés sur elle. Elle baissa la tête et se mit à son travail avec un redoublement d’application. Au bout de cinq minutes, elle regarda machinalement dans la rue, l’officier était à la même place. N’ayant pas l’habitude de coqueter avec les jeunes gens qui passaient sous ses fenêtres, elle demeura les yeux fixés sur son métier pendant près de deux heures, jusqu’à ce que l’on vînt l’avertir pour dîner. Alors il fallut se lever et ranger ses affaires, et pendant ce mouvement elle revit l’officier à la même place. Cela lui sembla fort étrange. Après le dîner, elle s’approcha de la fenêtre avec une certaine émotion, mais l’officier du génie n’était plus dans la rue. Elle cessa d’y penser.

Deux jours après, sur le point de monter en voiture avec la comtesse, elle le revit planté droit devant la porte, la figure à demi cachée par un collet de fourrure, mais ses yeux noirs étincelaient sous son chapeau. Lisabeta eut peur sans trop savoir pourquoi, et s’assit en tremblant dans la voiture.

De retour à la maison, elle courut à la fenêtre avec un battement de cœur; l’officier était à sa place habituelle, fixant sur elle un regard ardent. Aussitôt elle se retira, mais brûlante de curiosité et en proie à un sentiment étrange qu’elle éprouvait pour la première fois.

Depuis lors, il ne se passa pas de jour que le jeune ingénieur ne vînt rôder sous sa fenêtre. Bientôt, entre elle et lui s’établit une connaissance muette. Assise à son métier, elle avait le sentiment de sa présence; elle relevait la tête, et chaque jour le regardait plus longtemps. Le jeune homme semblait plein de reconnaissance pour cette innocente faveur: elle voyait avec ce regard profond et rapide de la jeunesse qu’une vive rougeur couvrait les joues pâles de l’officier, chaque fois que leurs yeux se rencontraient. Au bout d’une semaine, elle se prit à lui sourire.

Lorsque Tomski demanda à sa grand-mère la permission de lui présenter un de ses amis, le cœur de la pauvre fille battit bien fort, et, lorsqu’elle sut que Naroumof était dans les gardes à cheval, elle se repentit cruellement d’avoir compromis son secret en le livrant à un étourdi.

Hermann était le fils d’un Allemand établi en Russie, qui lui avait laissé un petit capital. Fermement résolu à conserver son indépendance, il s’était fait une loi de ne pas toucher à ses revenus, vivait de sa solde et ne se passait pas la moindre fantaisie. Il était peu communicatif, ambitieux, et sa réserve fournissait rarement à ses camarades l’occasion de s’amuser de ses dépens. Sous un calme d’emprunt il cachait des passions violentes, une imagination désordonnée, mais il était toujours maître de lui et avait su se préserver des égarements ordinaires de la jeunesse. Ainsi, né joueur, jamais il n’avait touché une carte, parce qu’il comprenait que sa position ne lui permettait pas (il le disait lui-même) de sacrifier le nécessaire dans l’espérance d’acquérir le superflu; et cependant il passait des nuits entières devant un tapis vert, suivant avec une anxiété fébrile les chances rapides du jeu.

L’anecdote des trois cartes du comte de Saint-Germain avait fortement frappé son imagination, et toute la nuit il ne fit qu’y penser. «Si pourtant, se disait-il le lendemain soir, en se promenant dans les rues de Pétersbourg, si la vieille comtesse me confiait son secret? Si elle voulait seulement me dire trois cartes gagnantes!… Il faut que je me fasse présenter, que je gagne sa confiance, que je lui fasse la cour… Oui! Elle a quatre-vingt-sept ans! Elle peut mourir cette semaine, demain peut-être… D’ailleurs, cette histoire… Y a-t-il un mot de vrai là-dedans? Non; l’économie, la tempérance, le travail, voilà mes trois cartes gagnantes! C’est avec elles que je doublerai, que je décuplerai mon capital. Ce sont elles qui m’assureront l’indépendance et le bien-être.»

Rêvant de la sorte, il se trouva dans une des grandes rues de Pétersbourg, devant une maison d’assez vieille architecture. La rue était encombrée de voitures, défilant une à une devant une façade splendidement illuminée. Il voyait sortir de chaque portière ouverte tantôt le petit pied d’une jeune femme, tantôt la botte à l’écuyère d’un général, cette fois un bas à jour, cette autre un soulier diplomatique.

Pelisses et manteaux passaient en procession devant un suisse gigantesque; Hermann s’arrêta.

«À qui est cette maison? demanda-t-il à un garde de nuit (boudoutchnik) rencogné dans sa guérite.

– À la comtesse ***.» C’était la grand-mère de Tomski. Hermann tressaillit. L’histoire des trois cartes se représenta à son imagination. Il se mit à tourner autour de la maison, pensant à la femme qui l’occupait, à sa richesse, à son pouvoir mystérieux. De retour enfin dans son taudis, il fut longtemps avant de s’endormir, et, lorsque le sommeil s’empara de ses sens, il vit danser devant ses yeux des cartes, un tapis vert, des tas de ducats et de billets de banque. Il se voyait faisant paroli sur paroli, gagnant toujours, empochant des piles de ducats et bourrant son portefeuille de billets. À son réveil, il soupira de ne plus trouver ses trésors fantastiques, et, pour se distraire, il alla de nouveau se promener par la ville. Bientôt il fut en face de la maison de la comtesse ***. Une force invincible l’entraînait. Il s’arrêta et regarda aux fenêtres. Derrière une vitre il aperçut une jeune tête avec de beaux cheveux noirs, penchée gracieusement sur un livre sans doute, ou sur un métier. La tête se releva; il vit un frais visage et des yeux noirs. Cet instant-là décida de son sort.