Le temps s’écoulait lentement. Dans la maison, tout était tranquille. La pendule du salon sonna minuit, et le silence recommença. Hermann était debout, appuyé contre un poêle sans feu. Il était calme. Son cœur battait par pulsations bien égales, comme celui d’un homme déterminé à braver tous les dangers qui s’offriront à lui, parce qu’il les sait inévitables. Il entendit sonner une heure, puis deux heures; puis bientôt après, le roulement lointain d’une voiture. Alors il se sentit ému malgré lui. La voiture approcha rapidement et s’arrêta. Grand bruit aussitôt de domestiques courant dans les escaliers, des voix confuses; tous les appartements s’illuminent, et trois vieilles femmes de chambre entrent à la fois dans la chambre à coucher; enfin paraît la comtesse, momie ambulante, qui se laisse tomber dans un grand fauteuil à la Voltaire. Hermann regardait par une fente. Il vit Lisabeta passer tout contre lui et il entendit son pas précipité dans le petit escalier tournant. Au fond du cœur, il sentit bien quelque chose comme un remords, mais cela passa. Son cœur redevint de pierre.
La comtesse se mit à se déshabiller devant un miroir. On lui ôta sa coiffure de roses et on sépara sa perruque poudrée de ses cheveux à elle, tout ras et tout blancs. Les épingles tombaient en pluie autour d’elle. Sa robe jaune, lamée d’argent, glissa jusqu’à ses pieds gonflés. Hermann assista malgré lui à tous les détails peu ragoûtants, d’une toilette de nuit; enfin la comtesse demeura en peignoir et en bonnet de nuit. En ce costume plus convenable à son âge, elle était un peu moins effroyable.
Comme la plupart des vieilles gens, la comtesse était tourmentée par des insomnies. Après s’être déshabillée, elle fit rouler son fauteuil dans l’embrasure d’une fenêtre et congédia ses femmes. On éteignit les bougies, et la chambre ne fut plus éclairée que par la lampe qui brûlait devant les saintes images. La comtesse, toute jaune, toute ratatinée, les lèvres pendantes, se balançait doucement à droite et à gauche. Dans ses yeux ternes on lisait l’absence de la pensée; et, en la regardant se brandiller ainsi, on eût dit qu’elle ne se mouvait pas par l’action de la volonté, mais par quelque mécanisme secret.
Tout à coup ce visage de mort changea d’expression. Les lèvres cessèrent de trembler, les yeux s’animèrent. Devant la comtesse, un inconnu venait de paraître: c’était Hermann.
«N’ayez pas peur, madame, dit Hermann à voix basse, mais en accentuant bien ses mots. Pour l’amour de Dieu, n’ayez pas peur. Je ne veux pas vous faire le moindre mal. Au contraire, c’est une grâce que je viens implorer de vous.»
La vieille le regardait en silence, comme si elle ne comprenait pas. Il crut qu’elle était sourde, et, se penchant à son oreille, il répéta son exorde. La comtesse continua à garder le silence.
«Vous pouvez, continua Hermann, assurer le bonheur de toute ma vie, et sans qu’il vous en coûte rien… Je sais que vous pouvez me dire trois cartes qui…»
Hermann s’arrêta. La comtesse comprit sans doute ce qu’on voulait d’elle; peut-être cherchait-elle une réponse. Elle dit:
«C’était une plaisanterie… Je vous le jure, une plaisanterie.
– Non, madame, répliqua Hermann d’un ton colère. Souvenez-vous de Tchaplitzki, que vous fîtes gagner…»
La comtesse parut troublée. Un instant, ses traits exprimèrent une vive émotion, mais bientôt ils reprirent une immobilité stupide.
«Ne pouvez-vous pas, dit Hermann, m’indiquer trois cartes gagnantes?»
La comtesse se taisait; il continua:
«Pourquoi garder pour vous ce secret? Pour vos petits-fils? Ils sont riches sans cela. Ils ne savent pas le prix de l’argent. À quoi leur serviraient vos trois cartes? Ce sont des débauchés. Celui qui ne sait pas garder son patrimoine mourra dans l’indigence, eût-il la science des démons à ses ordres. Je suis un homme rangé, moi; je connais le prix de l’argent. Vos trois cartes ne seront pas perdues pour moi. Allons…»
Il s’arrêta, attendant une réponse en tremblant. La comtesse ne disait mot.
Hermann se mit à genoux.
«Si votre cœur a jamais connu l’amour, si vous vous rappelez ses douces extases, si vous avez jamais souri au cri d’un nouveau-né, si quelque sentiment humain a jamais fait battre votre cœur, je vous en supplie par l’amour d’un époux, d’un amant, d’une mère, par tout ce qu’il y a de saint dans la vie, ne rejetez pas ma prière. Révélez-moi votre secret! Voyons! Peut-être se lie-t-il à quelque péché terrible, à la perte de votre bonheur éternel? N’auriez-vous pas fait quelque pacte diabolique?… Pensez-y, vous êtes bien âgée, vous n’avez plus longtemps à vivre. Je suis prêt à prendre sur mon âme tous vos péchés, à en répondre seul devant Dieu! Dites-moi votre secret! Songez que le bonheur d’un homme se trouve entre vos mains, que non seulement moi, mais mes enfants, mes petits-enfants, nous bénirons tous votre mémoire et vous vénérerons comme une sainte.»
La vieille comtesse ne répondit pas un mot.
Hermann se releva.
«Maudite vieille, s’écria-t-il en grinçant des dents, je saurai bien te faire parler!»
Et il tira un pistolet de sa poche. À la vue du pistolet, la comtesse, pour la seconde fois, montra une vive émotion. Sa tête branla plus fort, elle étendit ses mains comme pour écarter l’arme, puis, tout d’un coup, se renversant en arrière, elle demeura immobile.
«Allons! Cessez de faire l’enfant, dit Hermann en lui saisissant la main. Je vous adjure pour la dernière fois. Voulez-vous me dire vos trois cartes, oui ou non?»
La comtesse ne répondit pas. Hermann s’aperçut qu’elle était morte.