Elle pinça les lèvres.
— L’intelligence, dit-elle enfin.
Ouais. Et dans quel magasin vas-tu trouver ça, mon garçon, avec ton million de dollars ?
— C’est la danse du miroir, dit Kareen. À mon tour. Quelle est la chose la plus importante qu’une femme puisse avoir ?
— La confiance, répondit-il sans réfléchir.
Puis il y réfléchit et il faillit trébucher. Il allait avoir besoin d’une montagne, d’un océan de confiance. Sans rire. Alors, commence à la construire ce soir. Lord Mark, mon vieux. Pose une foutue pierre à la fois, puisqu’il le faut.
Il parvint à la faire éclater de rire quatre fois, après ça. Quatre, pas une de moins : il comptait.
Il mangea trop (même Bouffe était rassasié), but trop, parla trop et dansa excessivement trop mais passa somme toute un sacré bon moment. Il eut une surprise avec les danses. À regret, Kareen l’abandonna à toute une ribambelle d’amies curieuses. Ce qui les intéressait, il n’était pas dupe, c’était la nouveauté mais il n’avait guère envie de faire le difficile. À deux heures du matin, il était dans un tel état de surexcitation, qu’il parlait tout seul et boitillait. Mieux valait partir avant que Hurle ne se réveille pour s’occuper de son corps fourbu. D’ailleurs, cela faisait une bonne demi-heure que Miles était assis dans un coin sans bouger. Avec un air fané qui ne lui ressemblait guère.
Un mot passé à un serviteur amena la voiture du comte devant l’entrée. Pym devait posséder le don d’ubiquité car il avait déjà raccompagné le comte et la comtesse un peu plus tôt. Miles et Mark s’effondrèrent avec un bel ensemble dans le compartiment arrière. La voiture passa le portail de la propriété impériale. La nuit était calme dans la capitale, quelques rares voitures circulaient encore. Miles monta la température et se renfonça dans son siège, les yeux mi-clos.
Ils étaient seuls. Mark compta le nombre de personnes présentes. Un, deux. Trois, quatre, cinq, six, sept. Lord Miles Vorkosigan et l’amiral Naismith. Lord Mark Vorkosigan et Bouffe, Grogne, Hurle et Tueur.
L’amiral Naismith était une création beaucoup plus élégante, songea Mark avec un pincement d’envie. Miles pouvait amener l’amiral dans des soirées, le présenter à des femmes, parader en public avec lui à peu près n’importe où sauf sur Barrayar. Oui, mais ma bande et moi, on est plus nombreux…
Ils étaient liés, sa bande noire et lui. Très intimement liés. On ne pouvait en séparer un des autres sans trancher dans les chairs, sans une véritable boucherie. Alors, il faudra que je prenne soin de vous. D’une manière ou d’une autre. Vous vivez là-dedans dans le noir. Parce que vous savez qu’un jour, je risque à nouveau d’avoir besoin de vous. Vous avez pris soin de moi. Je prendrai soin de vous.
L’amiral Naismith prenait lui aussi soin de Miles. De quelle manière ? se demanda Mark. Ce devait être subtil mais essentiel. Même la comtesse l’avait vu. Qu’avait-elle dit ? Je commencerai à me faire sérieusement du souci pour la santé mentale de Miles quand il sera coupé du petit amiral. D’où le désespoir de Miles à retrouver sa mémoire, sa capacité à travailler. Son boulot avec la SecImp était son unique pont vers l’amiral Naismith.
Je crois que je comprends ça. Oh oui.
— T’ai-je jamais présenté mes excuses pour t’avoir fait tuer ? demanda-t-il à haute voix.
— Pas que je m’en souvienne… Ce n’était pas entièrement ta faute. Je n’étais pas payé pour monter cette mission. J’aurais dû accepter de payer la rançon de Vasa Luigi. Sauf que…
— Sauf que quoi ?
— Il ne voulait pas te vendre. Ou pas à moi. À mon avis, il pensait déjà soutirer une plus forte somme à Ryoval.
— Oui, c’est ce que je crois aussi. Ah… Merci.
— Je ne suis pas certain que cela ait fait une différence au bout du compte, dit Miles d’un ton d’excuse. Ryoval a quand même eu ce qu’il voulait.
— Oh oui ! Ça fait une énorme différence au bout du compte.
Dans l’obscurité, Mark eut un sourire en coin. L’étrange architecture bigarrée de Vorbarr Sultana défilait derrière la bulle. La neige qui recouvrait tout lui conférait pourtant une espèce d’unité.
— Qu’est-ce qu’on fait demain ? s’enquit-il.
— On dort, murmura Miles, en s’enfonçant un peu plus dans son col comme du dentifrice qui redescend dans le tube.
— Et après ?
— La saison mondaine finit dans trois jours, avec les feux d’artifice. Si mes… nos parents descendent vraiment dans le district, je pense que je partagerai mon temps entre Hassadar et ici. Jusqu’à ce que la SecImp me laisse reprendre du service. Il fait moins froid à Hassadar qu’ici, à cette époque de l’année. Ah… Tu es invité à m’accompagner, si tu en as envie.
— Merci, j’accepte.
— Qu’as-tu l’intention de faire ?
— Quand tu auras obtenu ton autorisation médicale, je pense que je m’inscrirai dans une de vos écoles.
— Laquelle ?
— Si le comte et la comtesse s’installent effectivement à Hassadar, à l’université du district.
— Hum… Je crois qu’il faut te prévenir. Tu trouveras là-bas des gens… de la campagne. Moins policés qu’ici à Vorbarr Sultana. Tu risques d’être confronté aux vieilles mentalités barrayaranes.
— Tant mieux. C’est exactement ce que je veux. J’aurai ainsi un statut officiel – étudiant – et l’occasion de comprendre les gens. J’ai tant de choses à apprendre. J’ai besoin de connaître… tout.
C’était une autre sorte de faim, cette insatiable gloutonnerie de connaissances. Un analyste de la SecImp devait sûrement posséder une immense culture générale. Les types qu’il avait rencontrés près de la machine à café au QG de la SecImp tenaient des conversations éblouissantes sur les sujets les plus divers et les plus étonnants. Il allait devoir courir vite s’il voulait entrer en compétition avec ceux-là. Pour gagner.
Soudain, Miles éclata de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Je me demandais simplement ce qu’Hassadar allait apprendre de toi.
La voiture tourna pour franchir le portail de la résidence Vorkosigan et ralentit.
— Je vais peut-être me lever tôt, dit Mark. Il y a tant à faire.
À moitié endormi, enfoncé dans son uniforme, Miles sourit.
— Bienvenue au commencement.