Dès que les capteurs du sas passèrent au vert et que la porte se dilata, il se glissa dans la capsule, une petite navette pour quatre passagers. Il actionna le système de fermeture immédiatement derrière lui. La capsule était trop petite pour maintenir un champ de gravité. Il flotta au-dessus des sièges pour prendre place à côté du pilote, un homme portant la combinaison grise des techs dendariis.
— Parfait. Allons-y.
Le pilote lui adressa un salut aimable tandis qu’il s’harnachait. Cet homme avait l’air d’un adulte à peu près normal, pourtant il arborait la même expression débile que Hereld, l’officier des coms : excité, haletant, l’observant avec fascination comme un gamin à qui on va donner un bonbon.
Il jeta un coup d’œil derrière lui tandis que la navette quittait le quai. Ils frôlèrent la peau de la station orbitale pour s’élancer dans l’espace. La console de navigation se mit à clignoter d’innombrables signaux de contrôle.
— Content de vous revoir, amiral, dit le pilote quand toute cette agitation lumineuse se calma un peu. Que se passe-t-il ?
Son ton formel était rassurant. C’était un simple compagnon d’armes, pas un des Chers Vieux Amis, ou pire un Cher Vieil Amant. Il tenta une manœuvre de diversion.
— Quand vous aurez besoin de le savoir, on vous le dira, fit-il d’un ton affable en évitant de lui donner un nom ou un rang.
— Ah, fit le pilote, intrigué mais apparemment satisfait.
L’énorme station de transfert tombait silencieusement derrière eux, réduite à la taille d’un jouet puis à quelques lumières dans la nuit de l’espace.
— Excusez-moi. Je suis un peu fatigué. (Il se renfonça dans son siège et ferma les yeux.) Si je m’endors, réveillez-moi quand nous arriverons.
— Oui, monsieur, fit l’autre respectueusement. On dirait que vous en avez besoin.
Il approuva d’un vague geste de la main et fit semblant de somnoler.
Ceux qui, en le rencontrant, croyaient se trouver en face de « Naismith » étaient tous pareils. Ils avaient tous cet air hyper-attentif complètement stupide. Oh, ils ne l’adoraient pas tous. Il avait rencontré quelques-uns des ennemis de Naismith mais, adorateurs ou haineux, ils réagissaient. Comme si, tout d’un coup, on venait de les brancher : ils devenaient alors dix fois plus vivants qu’avant. Comment arrivait-il à faire ça ? Comment parvenait-il à éveiller les gens ainsi ? Bien sûr, Naismith était un hypernerveux mais comment arrivait-il à se rendre aussi contagieux ?
Les étrangers ne réagissaient pas à lui ainsi. Ils se montraient neutres et courtois, ou neutres et impolis ou simplement neutres. Dissimulant leur gêne devant ses difformités et son mètre quarante. Circonspects.
Son ressentiment lui piquait les yeux comme une sinusite. Toute cette adoration, toute cette admiration pour le héros… tout cela était pour Naismith. Pour Naismith, pas pour moi… jamais pour moi…
Il étouffa une bouffée de crainte, sachant ce qui lui pendait au nez. Bel Thorne, le capitaine de l’Ariel, représentait une énorme menace. C’était un officier supérieur, un ami, un Betan. Oui, il allait être un sacré test. De plus, Thorne connaissait l’existence du clone depuis cette rencontre désastreuse deux ans auparavant sur Terre. Ils ne s’étaient jamais trouvés face à face mais la moindre erreur pourrait déclencher ses soupçons…
Et même ça, cette différence, Naismith la lui avait volée. L’amiral mercenaire prétendait à présent, publiquement et faussement, être lui-même un clone. Une couverture impeccable pour dissimuler son autre identité, son autre vie. Tu as deux vies. Je n’en ai aucune. Je suis le vrai clone, bon sang. Ne pouvais-tu me laisser au moins ça ? Fallait-il que tu prennes tout ?
Non. Rester positif. Il pouvait faire face à Thorne. Tant qu’il pourrait éviter la terrifiante Quinn, le garde du corps, la maîtresse. Il avait rencontré Quinn sur Terre et l’avait trompée pendant une matinée entière. Il ne pensait pas être capable de la tromper une deuxième fois. Mais Quinn se trouvait avec le vrai Miles Naismith, collée à lui comme un aimant. Il n’avait rien à craindre d’elle. Pas d’anciennes maîtresses pour ce voyage.
Il n’avait jamais eu d’amante, pas encore. C’était peut-être un peu injuste d’en vouloir à Naismith à ce sujet. Car, pendant les vingt premières années de sa vie, il n’avait été qu’un prisonnier même si, à l’époque, il l’ignorait. Quant aux deux dernières… les deux dernières avaient été un perpétuel désastre, décida-t-il amèrement. Voilà, maintenant, c’était sa dernière chance. Il refusait de penser aux conséquences. Plus maintenant. Il devait réussir.
Le pilote s’étira à ses côtés et il entrouvrit les yeux tandis que la décélération lui enfonçait le harnais de sécurité dans la chair. Ils arrivaient sur l’Ariel. Le point se transforma en jouet puis en navire. Le croiseur léger en illyricium possédait un équipage de vingt personnes, une énorme cale et assez de place pour héberger un commando. Surpuissant pour sa taille, on ne pouvait se méprendre sur sa qualité de vaisseau de guerre. Il était élancé et semblait très rapide. C’était un bon navire capable de foncer n’importe où. Même au fin fond de l’enfer. Tant mieux. Malgré sa mauvaise humeur, ses lèvres se retroussèrent tandis qu’il observait le bâtiment. Maintenant, je prends et tu donnes, Naismith.
Le pilote, conscient qu’il convoyait l’amiral, effectua une approche parfaite et s’arrima au navire avec une délicatesse digne d’éloge.
— Dois-je attendre, monsieur ?
— Non. Je n’aurai plus besoin de vous.
Le pilote se rua pour ajuster le sas et le salua avec ce même sourire large et fier et parfaitement idiot. Il lui adressa un salut bienveillant en retour avant de gagner le champ de gravité de l’Ariel.
Il atterrit sans encombre sur ses deux pieds sur une petite aire de débarquement. Derrière lui, le pilote rescellait déjà le sas pour ramener sa navette à son vaisseau d’origine, probablement le navire-amiral Triumph. Il leva les yeux – toujours lever les yeux – vers l’officier dendarii qui l’attendait, vers ce visage qu’il n’avait jusqu’à présent vu que sur un plateau d’holovid.
Le capitaine Bel Thorne était un hermaphrodite de Beta, une race qui était le résultat d’une ancienne expérience génético-sociale qui n’était parvenue qu’à créer une nouvelle minorité. Le visage imberbe de Thorne était encadré par une chevelure châtain coupée d’une façon ambiguë qui pouvait être aussi bien masculine que féminine. Sa veste d’officier était ouverte, révélant des courbes modestes mais bien réelles : des seins de femme. Le pantalon gris de l’uniforme dendarii était assez ample pour dissimuler la bosse dans l’entrejambe. Certaines personnes éprouvaient un trouble immense en présence d’hermaphrodites. Il fut soulagé de constater que l’aspect de Thorne ne le déconcertait que vaguement. Non, ce qui le gênait vraiment c’était son air radieux qui proclamait : « J’aime Naismith. » Son ventre se noua tandis qu’il rendait son salut au capitaine de l’Ariel.
— Bienvenue à bord, monsieur !
La voix d’alto était vibrante d’enthousiasme.
Il essayait tant bien que mal de sourire quand l’hermaphrodite le prit soudain dans ses bras. Saisi de nausée, il retint in extremis un geste de défense. Il supporta son étreinte en s’agrippant mentalement à ses derniers lambeaux de lucidité et à ses discours soigneusement répétés. Il… elle… ce machin ne va quand même pas m’embrasser ? !
L’hermaphrodite le tint à bout de bras pour mieux l’examiner et non pour l’embrasser. Il soupira de soulagement. Thorne pencha la tête, amusé.