— Merci… (On aurait dit un murmure brisé. Il toussa pour se libérer la gorge.) Merci, ce sera tout. Vous prendrez vos ordres du capitaine Thorne. Vous pouvez disposer. (Ils n’eurent pas l’air de l’avoir entendu.) Repos !
Ils se dispersèrent dans un désordre apparent mais, en un rien de temps, tout le matériel était rangé. Le sergent monstrueux se pencha vers lui. Il bloqua ses genoux pour s’empêcher de fuir à toutes jambes.
Il… elle baissa la voix.
— Merci d’avoir choisi l’escadron vert, Miles. Tu viens de nous faire un beau cadeau.
Elle aussi le tutoyait ? Et utilisait son prénom ?
— Le capitaine Thorne vous mettra au courant pendant le trajet. C’est une mission… délicate.
Et c’était cette chose qui allait la diriger ?
— Le capitaine Quinn a tous les détails, comme d’habitude ?
— Le capitaine Quinn ne nous accompagne pas cette fois-ci.
Il aurait juré que ses yeux dorés s’écarquillaient, que ses pupilles se dilataient. Ses lèvres se retroussèrent sur ses crocs d’une façon terrifiante. Il comprit enfin qu’il s’agissait d’un sourire. Bizarrement, cela lui rappela le plaisir avec lequel Thorne avait accueilli cette même nouvelle.
Elle jeta un coup d’œil autour d’eux. Ils étaient seuls à présent.
— Aaah ? (On aurait dit un feulement.) Alors, je veux bien être ton garde du corps, chéri. Tu n’as qu’à me faire signe.
Chéri ? Et de quel signe parlait-elle, au nom du ciel ?
Elle se pencha, les lèvres frémissantes. Les mains aux griffes écarlates lui saisirent les épaules – il eut la vision qu’elle lui arrachait la tête, la dépeçait pour la manger – puis sa bouche se posa sur la sienne. Il en eut le souffle coupé, un voile noir passa devant ses yeux. Il faillit s’évanouir. Elle se redressa pour lui adresser un regard blessé.
— Miles, que se passe-t-il ?
Cela avait été un baiser. Dieu tout-puissant.
— Rien, ne s’étrangla-t-il. J’ai été… malade. Je n’aurais peut-être pas dû me lever mais il fallait que je fasse l’inspection.
Elle parut soudain très alarmée.
— Bien sûr que tu n’aurais pas dû te lever. Tu trembles comme une feuille ! Tu tiens à peine debout. Je vais te porter à l’infirmerie. Espèce de fou !
— Non ! Je vais bien. C’est-à-dire… on m’a déjà soigné. Il faut simplement que je me repose quelque temps, c’est tout.
— Bon… alors, retourne au lit. Tout de suite.
— Oui.
Il pivota.
Elle lui flanqua une claque sur les fesses. Il se mordit la langue.
— En tout cas, tu as mieux mangé, ces derniers temps. On prend soin de sa petite personne, hein ?
Il fit un geste vague par-dessus l’épaule et s’enfuit sans regarder derrière lui. Non, il ne s’agissait pas de camaraderie militaire. Pas entre un sergent et un amiral. Il s’agissait d’intimité. Naismith, espèce de taré, d’obsédé sexuel, c’est ça que tu fais de tes moments perdus ? Tu dois être complètement malade, suicidaire, si tu baises avec ce…
Il verrouilla la porte de sa cabine derrière lui et s’y adossa, tremblant, en proie à un rire hystérique. Bon sang, il avait tout étudié à propos de Naismith. Tout. Ceci était impossible. Avec des amis pareils, pourquoi se chercher des ennemis ?
Il se déshabilla et se coucha, réfléchissant à la vie compliquée de Naismith/Vorkosigan et se demandant quelles autres mauvaises surprises elle lui réservait. Enfin, un infime changement dans les craquements du navire autour de lui, dans le champ de gravité lui apprit que l’Ariel quittait l’orbite d’Escobar.
Il venait tout bonnement de voler un croiseur de combat entièrement armé avec tout son équipage. Et ils étaient en route pour l’Ensemble de Jackson. Vers son destin. Son destin, pas celui de Naismith.
Il eut du mal à trouver le sommeil.
Tu veux un destin, clamait une voix en lui, et tu n’as même pas de nom.
2
Bras dessus bras dessous, ils sortirent du tube flexible accroché aux flancs du navire de plaisance, Quinn avec son barda jeté sur l’épaule, Miles tenant un bagage à main. Dans le hall de débarquement de la station de transfert orbital, des têtes se tournèrent. Miles jeta un regard satisfait vers sa compagne tandis que tous les mâles présents la contemplaient avec envie.
Quinn semblait particulièrement en forme, et en formes, ce matin, ayant à moitié retrouvé son personnage habituel. Elle avait transformé son pantalon d’uniforme gris aux poches plaquées en accessoire de mode, en l’enfonçant dans des bottes de daim rouge (les pointes d’acier sous les orteils restaient invisibles). En haut, elle ne portait qu’un minuscule boléro écarlate. Sa peau blanche offrait un contraste saisissant avec le gilet et ses courtes boucles brunes. Ce contraste empêchait l’œil de se rendre compte de sa puissance musculaire, puissance bien réelle quand on savait le poids de ce sacré barda.
Ses yeux marron brillaient d’intelligence. Mais c’étaient les traits parfaitement sculptés de son visage qui faisaient que les hommes s’arrêtaient de parler en le voyant. Un visage dû au génie extraordinaire d’un artiste-chirurgien qui avait à l’évidence coûté très cher. Un observateur neutre pouvait deviner que ce visage avait été payé par le petit homme laid pendu à son bras et se dire que la femme aussi avait été achetée. Cet observateur neutre ne devinerait jamais le prix qu’elle avait payé : son ancien visage complètement brûlé dans un combat sur Tau Verde. Le premier combat perdu au service de l’amiral Naismith dix ans plus tôt. Dieu, déjà dix ans. L’observateur neutre était un salopard, décida Miles.
Ils venaient de rencontrer un représentant de cette espèce, un riche cadre supérieur en qui Miles avait reconnu une version blonde et civile de son cousin Ivan et qui avait passé les deux semaines de voyage entre Sergyar et Escobar à nourrir de telles incompréhensions à l’égard de Quinn qu’il avait essayé de la séduire. Miles l’apercevait à présent, chargeant ses bagages sur une palette flottante, l’air frustré et déconfit. En dehors du fait qu’il lui rappelait Ivan, Miles ne lui en voulait guère. En fait, il était presque désolé pour lui car le sens de l’humour de Quinn était aussi exécrable que ses réflexes mortels.
Du menton, il désigna l’Escobaran qui s’éloignait et murmura :
— Que lui as-tu dit finalement pour te débarrasser de lui ?
Quinn chercha l’homme du regard et éclata de rire.
— Tu vas être horriblement gêné.
— Mais non, allez, dis-le.
— Je lui ai dit que tu pouvais me porter avec ta langue. Il a dû se dire qu’il n’était pas de taille.
Miles rougit.
— Je ne l’aurais pas mené en bateau aussi longtemps, ajouta-t-elle sur un ton d’excuse, mais, au début, j’avais peur qu’il ne soit un agent quelconque.
— Et maintenant, tu es sûre qu’il ne l’est pas.
— Ouais. Dommage. Ça aurait été encore plus amusant.
— Pas pour moi. J’avais besoin de ces petites vacances.
— Oui. D’ailleurs elles t’ont fait du bien. Tu as l’air reposé.
— J’ai vraiment apprécié de voyager sous cette couverture, remarqua-t-il. Faire semblant qu’on est mariés, ça me convient parfaitement. Puisqu’on a eu notre lune de miel, pourquoi ne célébrerait-on pas le mariage qui va avec ?
— Tu n’abandonnes jamais, hein ?
Son ton restait léger mais le tressaillement de son bras sous le sien lui indiqua qu’il venait de la faire souffrir. Il se maudit en silence.