Puis, le lendemain, les jours suivants, ce furent les autres étapes abominables: le château de Bellevue, ce riant castel bourgeois, dominant le fleuve, où il coucha, où il pleura, à la suite de son entrevue avec le roi Guillaume; le cruel départ, Sedan évité par crainte de la colère des vaincus et des affamés, le pont de bateaux que les Prussiens avaient jeté à Iges, le long détour au nord de la ville, les chemins de traverse, les routes écartées de Floing, de Fleigneux, d'Illy, toute cette lamentable fuite en calèche découverte; et là, sur ce tragique plateau d'Illy, encombré de cadavres, la légendaire rencontre, le misérable empereur, qui, ne pouvant plus même supporter le trot du cheval, s'était affaissé sous la violence de quelque crise, fumant peut-être machinalement son éternelle cigarette, tandis qu'un troupeau de prisonniers, hâves, couverts de sang et de poussière, ramenés de Fleigneux à Sedan, se rangeaient au bord du chemin pour laisser passer la voiture, les premiers silencieux, les autres grondant, les autres peu à peu exaspérés, éclatant en huées, les poings tendus, dans un geste d'insulte et de malédiction. Ensuite, il y eut encore la traversée interminable du champ de bataille, il y eut une lieue de chemins défoncés, parmi les débris, parmi les débris, parmi les morts, aux yeux grands ouverts et menaçants, il y eut la campagne nue, les vastes bois muets, la frontière en haut d'une montée, puis la fin de tout qui dévalait au delà, avec la route bordée de sapins, au fond de la vallée étroite.
Et quelle première nuit d'exil, à Bouillon, dans une auberge, l'hôtel de la poste, entouré d'une telle foule de Français réfugiés et de simples curieux, que l'empereur avait cru devoir se montrer, au milieu de murmures et de coups de sifflet! La chambre, dont les trois fenêtres donnaient sur la place et sur la Semoy, était la banale chambre aux chaises recouvertes de damas rouge, à l'armoire à glace d'acajou, à la cheminée garnie d'une pendule de zinc, que flanquaient des coquillages et des vases de fleurs artificielles sous globe. À droite et à gauche de la porte, il y avait deux petits lits jumeaux. Dans l'un, coucha un aide de camp, que la fatigue fit dormir dès neuf heures, à poings fermés. Dans l'autre, l'empereur dut se retourner longuement, sans trouver le sommeil; et, s'il se releva, pour promener son mal, il n'eut que la distraction de regarder contre le mur, aux deux côtés de la cheminée, des gravures qui se trouvaient là, l'une représentant Rouget De L'Isle chantant la Marseillaise, l'autre, le jugement dernier, un appel furieux des trompettes des archanges qui faisaient sortir de la terre tous les morts, la résurrection du charnier des batailles montant témoigner devant Dieu.
À Sedan, le train de la maison impériale, les bagages encombrants et maudits étaient restés en détresse, derrière les lilas du sous- préfet. On ne savait plus comment les faire disparaître, les ôter des yeux du pauvre monde qui crevait de misère, tellement l'insolence agressive qu'ils avaient prise, l'ironie affreuse qu'ils devaient à la défaite, devenaient intolérables. Il fallut attendre une nuit très noire. Les chevaux, les voitures, les fourgons, avec leurs casseroles d'argent, leurs tournebroches, leurs paniers de vins fins, sortirent en grand mystère de Sedan, s'en allèrent eux aussi en Belgique, par les routes sombres, à petit bruit, dans un frisson inquiet de vol.
Troisième partie
I
Pendant l'interminable journée de la bataille, Silvine, du coteau de Remilly, où était bâtie la petite ferme du père Fouchard, n'avait cessé de regarder vers Sedan, dans le tonnerre et la fumée des canons, toute frissonnante à la pensée d'Honoré. Et, le lendemain, son inquiétude augmenta encore, accrue par l'impossibilité de se procurer des nouvelles exactes, au milieu des Prussiens qui gardaient les routes, refusant de répondre, ne sachant du reste rien eux-mêmes. Le clair soleil de la veille avait disparu, des averses étaient tombées, qui attristaient la vallée d'un jour livide.
Vers le soir, le père Fouchard, tourmenté également dans son mutisme voulu, ne pensant guère à son fils, mais anxieux de savoir comment le malheur des autres allait tourner pour lui, était sur le pas de sa porte à voir venir les événements, lorsqu'il remarqua un grand gaillard en blouse, qui, depuis un instant, rôdait le long de la route, l'air embarrassé de sa personne. Sa surprise fut si forte, en le reconnaissant, qu'il l'appela tout haut, malgré trois Prussiens qui passaient.
-Comment! C'est toi, Prosper?
D'un geste énergique, le chasseur d'Afrique lui ferma la bouche. Puis, s'approchant, à demi-voix:
-Oui, c'est moi. J'en ai assez de me battre pour rien, et j'ai filé... Dites donc, père Fouchard, vous n'avez pas besoin d'un garçon de ferme?
Le vieux, du coup, avait retrouvé toute sa prudence. Justement, il cherchait quelqu'un. Mais c'était inutile à dire.
-Un garçon, ma foi, non! Pas dans ce moment... Entre tout de même boire un verre. Je ne vais pas, bien sûr, te laisser en peine sur la route.
Dans la salle, Silvine mettait la soupe au feu, tandis que le petit Charlot se pendait à ses jupes, jouant et riant. D'abord, elle ne reconnut pas Prosper, qui pourtant avait déjà servi avec elle, autrefois; et ce ne fut qu'en apportant deux verres et une bouteille de vin, qu'elle le dévisagea. Elle eut un cri, elle ne pensa qu'à Honoré.
-Ah! Vous en venez, n'est-ce pas? ... Est-ce qu'Honoré va bien?
Prosper allait répondre, ensuite il hésita. Depuis deux jours, il vivait dans un rêve, parmi une violente succession de choses vagues, qui ne lui laissaient aucun souvenir précis. Sans doute, il croyait bien avoir vu Honoré mort, renversé sur un canon; mais il ne l'aurait plus affirmé; et à quoi bon désoler le monde, quand on n'est pas certain?
-Honoré, murmura-t-il, je ne sais pas..., je ne puis pas dire...
Elle le regardait fixement, elle insista.
-Alors, vous ne l'avez pas vu?
D'un geste lent, il agita les mains, avec un hochement de tête.
-Si vous croyez qu'on peut savoir! Il y a eu tant de choses, tant de choses! De toute cette sacrée bataille, tenez! Je ne serais pas fichu d'en conter long comme ça... Non! Pas même les endroits par où j'ai passé... On est comme des idiots, ma parole!
Et, après avoir avalé un verre de vin, il resta morne, les yeux perdus, là-bas, dans les ténèbres de sa mémoire.
-Tout ce que je me rappelle, c'est que la nuit déjà tombait, au moment où j'ai repris connaissance... Lorsque j'avais culbuté, en chargeant, le soleil était très haut. Depuis des heures, je devais être là, la jambe droite écrasée sous mon vieux Zéphir, qui, lui, avait reçu une balle en plein poitrail... Je vous assure que ça n'avait rien de gai, cette position-Là, des tas de camarades morts, et pas un chat de vivant, et l'idée que j'allais crever moi aussi, si personne ne venait me ramasser... Doucement, j'avais tâché de dégager ma hanche; mais impossible, Zéphir pesait bien comme les cinq cent mille diables. Il était chaud encore. Je le caressais, je l'appelais, avec des mots gentils. Et c'est ça, voyez-vous, que jamais je n'oublierai: il a rouvert les yeux, il a fait un effort pour relever sa pauvre tête, qui traînait par terre, à côté de la mienne. Alors, nous avons causé: «mon pauvre vieux, que je lui ai dit, ce n'est pas pour te le reprocher, mais tu veux donc me voir claquer avec toi, que tu me tiens si fort?» naturellement, il n'a pas répondu oui. Ca n'empêche que j'ai lu dans son regard trouble la grosse peine qu'il avait de me quitter. Et je ne sais pas comment ça s'est fait, s'il l'a voulu ou si ça n'a été qu'une convulsion, mais il a eu une brusque secousse qui l'a jeté de côté. J'ai pu me mettre debout, ah! dans un sacré état, la jambe lourde comme du plomb... N'importe, j'ai pris la tête de Zéphir entre mes bras, en continuant à lui dire des choses, tout ce qui me venait du coeur, que c'était un bon cheval, que je l'aimais bien, que je me souviendrais toujours de lui. Il m'écoutait, il paraissait si content! Puis, il a eu encore une secousse, et il est mort, avec ses grands yeux vides, qui ne m'avaient pas quitté... Tout de même, c'est drôle, et l'on ne me croira pas: la vérité pure est pourtant qu'il avait dans les yeux de grosses larmes... Mon pauvre Zéphir, il pleurait comme un homme...