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Des larmes l'étouffaient, elle s'affaissa sur la table, secouée de longs sanglots, pendant que le petit, stupéfait d'avoir été bousculé par sa mère, éclatait aussi en pleurs. Elle le reprit, le serra contre elle, avec des paroles éperdues, bégayées.

-Mon pauvre enfant! Mon pauvre enfant!

Le père Fouchard restait consterné. Il aimait tout de même son fils, à sa manière. Des souvenirs anciens durent lui revenir, de très loin, du temps où sa femme vivait, où Honoré allait encore à l'école; et deux grosses larmes parurent également dans ses yeux rouges, coulèrent le long du cuir tanné de ses joues. Depuis plus de dix ans, il n'avait pas pleuré. Des jurons lui échappaient, il finissait par se fâcher de ce fils qui était à lui, qu'il ne verrait plus jamais pourtant.

-Nom de Dieu! C'est vexant, de n'avoir qu'un garçon, et qu'on vous le prenne!

Mais, quand le calme fut un peu revenu, Fouchard fut très ennuyé d'entendre que Silvine parlait toujours d'aller chercher le corps d'Honoré, là-bas. Elle s'obstinait, sans cris maintenant, dans un silence désespéré et invincible; et il ne la reconnaissait plus, elle si docile, faisant toutes les besognes en fille résignée: ses grands yeux de soumission qui suffisaient à la beauté de son visage avaient pris une décision farouche, tandis que son front restait pâle, sous le flot de ses épais cheveux bruns. Elle venait d'arracher un fichu rouge qu'elle avait aux épaules, elle s'était mise toute en noir, comme une veuve. Vainement, il lui représenta la difficulté des recherches, les dangers qu'elle pouvait courir, le peu d'espoir qu'il y avait de retrouver le corps. Elle cessait même de répondre, il voyait bien qu'elle partirait seule, qu'elle ferait quelque folie, s'il ne s'en occupait pas, ce qui l'inquiétait plus encore, à cause des complications où cela pouvait le jeter avec les autorités Prussiennes. Aussi finit-il par se décider à se rendre chez le maire de Remilly, qui était un peu son cousin, et à eux deux ils arrangèrent une histoire: Silvine fut donnée pour la veuve véritable d'Honoré, Prosper devint son frère; de sorte que le colonel Bavarois, installé en bas du village, à l'hôtel de la croix de Malte, voulut bien délivrer un laissez-Passer pour le frère et la soeur, les autorisant à ramener le corps du mari, s'ils le découvraient. La nuit était venue, tout ce qu'on put obtenir de la jeune femme, ce fut qu'elle attendrait le jour pour se mettre en marche.

Le lendemain, jamais Fouchard ne voulut laisser atteler un de ses chevaux, dans la crainte de ne pas le revoir. Qui lui disait que les Prussiens ne confisqueraient pas la bête et la voiture? Enfin, il consentit de mauvaise grâce à prêter l'âne, un petit âne gris, dont l'étroite charrette était encore assez grande pour contenir un mort. Longuement, il donna des instructions à Prosper, qui avait bien dormi, mais que la pensée de l'expédition rendait soucieux, maintenant que, reposé, il tâchait de se souvenir. À la dernière minute, Silvine alla chercher la couverture de son propre lit, qu'elle plia au fond de la charrette. Et, comme elle partait, elle revint en courant embrasser Charlot.

-Père Fouchard, je vous le confie, veillez bien à ce qu'il ne joue pas avec les allumettes.

-Oui, oui! Sois tranquille!

Les préparatifs avaient traîné, il était près de sept heures, lorsque Silvine et Prosper, derrière l'étroite charrette que le petit âne gris tirait, la tête basse, descendirent les pentes raides de Remilly. Il avait plu abondamment pendant la nuit, les chemins se trouvaient changés en fleuves de boue; et de grandes nuées livides couraient dans le ciel, d'une tristesse morne.

Prosper, voulant couper au plus court, avait résolu de traverser Sedan. Mais, avant Pont-Maugis, un poste Prussien arrêta la charrette, la retint pendant plus d'une heure; et, lorsque le laissez-Passer eut circulé entre les mains de quatre ou cinq chefs, l'âne put reprendre sa marche, à la condition de faire le grand tour par Bazeilles, en s'engageant à gauche dans un chemin de traverse. Aucune raison ne fut donnée, sans doute craignait-on d'encombrer la ville davantage. Quand Silvine passa la Meuse sur le pont du chemin de fer, ce pont funeste qu'on n'avait pas fait sauter et qui du reste avait coûté si cher aux Bavarois, elle aperçut le cadavre d'un artilleur descendant d'un air de flânerie, au fil de l'eau. Une touffe d'herbe l'accrocha, il demeura un instant immobile, puis il tourna sur lui-même, il repartit.

Dans Bazeilles, que l'âne traversa au pas, d'un bout à l'autre, c'était la destruction, tout ce que la guerre peut faire d'abominables ruines, quand elle passe, dévastatrice, en furieux ouragan. Déjà, on avait relevé les morts, il n'y avait plus sur le pavé du village un seul cadavre; et la pluie lavait le sang, des flaques restaient rouges, avec des débris louches, des lambeaux où l'on croyait reconnaître encore des cheveux. Mais l'effroi qui serrait les coeurs, venait des décombres, de ce Bazeilles si riant trois jours plus tôt, avec ses gaies maisons au milieu de ses jardins, à cette heure effondré, anéanti, ne montrant que des pans de muraille noircis par les flammes. L'église brûlait toujours, un vaste bûcher de poutres fumantes, au milieu de la place, d'où s'élevait continuellement une grosse colonne de fumée noire, élargie au ciel en un panache de deuil. Des rues entières avaient disparu, plus rien d'un côté ni de l'autre, rien que des tas de moellons calcinés bordant les ruisseaux, dans un gâchis de suie et de cendre, une boue d'encre épaisse noyant tout. Aux quatre coins des carrefours, les maisons d'angle se trouvaient rasées, comme emportées par le vent de feu qui avait soufflé là. D'autres avaient moins souffert, une restait debout, isolée, tandis que celles de gauche et de droite semblaient hachées par la mitraille, dressant leurs carcasses pareilles à des squelettes vides. Et une insupportable odeur s'exhalait, la nausée de l'incendie, l'âcreté du pétrole surtout, versé à flots sur les parquets. Puis, c'était aussi la désolation muette de ce qu'on avait essayé de sauver, des pauvres meubles jetés par les fenêtres, écrasés sur le trottoir, les tables infirmes aux jambes cassées, les armoires aux flancs ouverts, à la poitrine fendue, du linge qui traînait, déchiré, souillé, toutes les tristes miettes du pillage en train de se fondre sous la pluie. Par une façade béante, à travers des planchers écroulés, on apercevait une pendule intacte, sur une cheminée, tout en haut d'un mur.

-Ah! les cochons! grognait Prosper, en qui le sang du soldat qu'il était encore l'avant-veille, s'échauffait, à voir une abomination semblable.

Il serrait les poings, il fallut que Silvine, très pâle, le calmât du regard, à chaque factionnaire qu'ils rencontraient, le long de la route. Les Bavarois avaient en effet posé des sentinelles près des maisons qui brûlaient encore; et ces hommes, le fusil chargé, la baïonnette au canon, semblaient garder les incendies, pour que la flamme achevât son oeuvre. D'un geste menaçant, d'un cri guttural, quand on s'entêtait, ils en écartaient les simples curieux, les intéressés aussi qui rôdaient aux alentours. Des groupes d'habitants, à distance, restaient muets, avec des frémissements de rage contenus. Une femme, toute jeune, les cheveux épars, la robe souillée de boue, s'obstinait devant le tas fumant d'une petite maison, dont elle voulait fouiller les braises ardentes, malgré le factionnaire qui en défendait l'approche. On disait que cette femme avait eu son enfant brûlé dans cette maison. Et, tout d'un coup, comme le Bavarois l'écartait d'une main brutale, elle se retourna, elle lui vomit à la face son furieux désespoir, des injures de sang et de fange, des mots immondes qui la soulageaient un peu, enfin. Il devait ne pas comprendre, il la regardait, inquiet, reculant. Trois camarades accoururent, le délivrèrent de la femme, qu'ils emmenèrent, hurlante. Devant les décombres d'une autre maison, un homme et deux fillettes, tous les trois tombés sur le sol de fatigue et de misère, sanglotaient, ne sachant où aller, ayant vu là s'envoler en cendre tout ce qu'ils possédaient. Mais une patrouille passa, qui dissipa les curieux, et la route redevint déserte, avec les seules sentinelles, mornes et dures, veillant d'un oeil oblique à faire respecter leur consigne scélérate.