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-Les cochons, les cochons! répéta Prosper sourdement. Ca ferait plaisir d'en étrangler un ou deux.

Silvine, de nouveau, le fit taire. Elle frissonna. Dans une remise épargnée par le feu, un chien, enfermé, oublié depuis deux jours, hurlait d'une plainte continue, si lamentable, qu'une terreur traversa le ciel bas, d'où une petite pluie grise venait de se mettre à tomber. Et ce fut à ce moment, devant le parc de Montivilliers, qu'ils firent une rencontre. Trois grands tombereaux étaient là, à la file, chargés de morts, de ces tombereaux de la salubrité, que l'on emplit à la pelle, le long des rues, chaque matin, de la desserte de la veille; et, de même, on venait de les emplir de cadavres, les arrêtant à chaque corps que l'on y jetait, repartant avec le gros bruit des roues pour s'arrêter plus loin, parcourant Bazeilles entier, jusqu'à ce que le tas débordât. Ils attendaient, immobiles sur la route, qu'on les conduisît à la décharge publique, au charnier voisin. Des pieds sortaient, dressés en l'air. Une tête retombait, à demi arrachée. Lorsque les trois tombereaux, de nouveau, s'ébranlèrent, cahotant dans les flaques, une main livide qui pendait, très longue, vint frotter contre une roue; et la main peu à peu s'usait, écorchée, mangée jusqu'à l'os.

Dans le village de Balan, la pluie cessa. Prosper décida Silvine à manger un morceau de pain qu'il avait eu la précaution d'emporter. Il était déjà onze heures. Mais, comme ils arrivaient près de Sedan, un poste Prussien les arrêta encore; et, cette fois, ce fut terrible, l'officier s'emportait, refusait même de rendre le laissez-Passer, qu'il déclarait faux, en un Français très correct, d'ailleurs. Des soldats, sur son ordre, avaient poussé l'âne et la petite charrette sous un hangar. Que faire? comment continuer la route? Silvine, qui se désespérait, eut alors une idée, en songeant au cousin Dubreuil, ce parent du père Fouchard, qu'elle connaissait et dont la propriété, l'ermitage, se trouvait à quelques cents pas, en haut des ruelles dominant le faubourg. Peut-être l'écouterait-on, lui, un bourgeois. Elle emmena Prosper, puisqu'on les laissait libres, à la condition de garder la charrette. Ils coururent, ils trouvèrent la grille de l'ermitage grande ouverte. Et, de loin, comme ils s'engageaient dans l'allée des ormes séculaires, un spectacle qu'ils aperçurent les étonna beaucoup.

-Fichtre! dit Prosper, en voilà qui se la coulent douce!

C'était, au bas du perron, sur le gravier fin de la terrasse, toute une réunion joyeuse. Autour d'un guéridon à tablette de marbre, des fauteuils et un canapé de satin bleu-Ciel formaient le cercle, étalant au plein air un salon étrange, que la pluie devait tremper depuis la veille. Deux zouaves, vautrés aux deux bouts du canapé, semblaient éclater de rire. Un petit fantassin, qui occupait un fauteuil, penché en avant, avait l'air de se tenir le ventre. Trois autres s'accoudaient nonchalamment aux bras de leurs sièges, tandis qu'un chasseur avançait la main, comme pour prendre un verre sur le guéridon. Évidemment, ils avaient vidé la cave et faisaient la fête.

-Comment peuvent-ils encore être là? murmurait Prosper, de plus en plus stupéfié, à mesure qu'il avançait. Les bougres, ils se fichent donc des Prussiens?

Mais Silvine, dont les yeux se dilataient, jeta un cri, eut un brusque geste d'horreur. Les soldats ne bougeaient pas, ils étaient morts. Les deux zouaves, raidis, les mains tordues, n'avaient plus de visage, le nez arraché, les yeux sautés des orbites. Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce qu'une balle lui avait fendu les lèvres, en lui cassant les dents. Et cela était vraiment atroce, ces misérables qui causaient, dans leurs attitudes cassées de mannequins, les regards vitreux, les bouches ouvertes, tous glacés, immobiles à jamais. S'étaient-ils traînés à cette place, vivants encore, pour mourir ensemble? étaient-ce plutôt les Prussiens qui avaient fait la farce de les ramasser, puis de les asseoir en rond, par une moquerie de la vieille gaieté Française?

-Drôle de rigolade tout de même! reprit Prosper, pâlissant.

Et, regardant les autres morts, en travers de l'allée, au pied des arbres, dans les pelouses, cette trentaine de braves parmi lesquels le corps du lieutenant Rochas gisait, troué de blessures, enveloppé du drapeau, il ajouta d'un air sérieux de grand respect:

-On s'est joliment bûché par ici! ça m'étonnerait, si nous y trouvions le bourgeois que vous cherchez.

Déjà, Silvine entrait dans la maison, dont les fenêtres et les portes défoncées bâillaient à l'air humide. En effet, il n'y avait évidemment là personne, les maîtres devaient être partis avant la bataille. Puis, comme elle s'entêtait et qu'elle pénétrait dans la cuisine, elle laissa de nouveau échapper un cri d'effroi. Sous l'évier, deux corps avaient roulé, un zouave, un bel homme à barbe noire, et un Prussien énorme, les cheveux rouges, tous les deux enlacés furieusement. Les dents de l'un étaient entrées dans la joue de l'autre, les bras raidis n'avaient pas lâché prise, faisant encore craquer les colonnes vertébrales rompues, nouant les deux corps d'un tel noeud d'éternelle rage, qu'il allait falloir les enterrer ensemble.

Alors, Prosper se hâta d'emmener Silvine, puisqu'ils n'avaient rien à faire dans cette maison ouverte, habitée par la mort. Et, lorsque, désespérés, ils furent revenus au poste qui avait retenu l'âne et la charrette, ils eurent la chance de trouver, avec l'officier si rude, un général, en train de visiter le champ de bataille. Celui-ci voulut prendre connaissance du laissez-Passer, puis il le rendit à Silvine, il eut un geste de pitié, pour dire qu'on laissât aller cette pauvre femme, avec son âne, en quête du corps de son mari. Sans attendre, suivis de l'étroite charrette, elle et son compagnon remontèrent vers le fond de Givonne, obéissant à la défense nouvelle qui leur était faite de traverser Sedan.

Ensuite, ils tournèrent à gauche, pour gagner le plateau d'Illy, par la route qui traverse le bois de la Garenne. Mais, là encore, ils furent attardés, ils crurent vingt fois qu'ils ne pourraient franchir le bois, tellement les obstacles se multipliaient. À chaque pas, des arbres coupés par les obus, abattus tels que des géants, barraient la route. C'était la forêt bombardée, au travers de laquelle la canonnade avait tranché des existences séculaires, comme au travers d'un carré de la vieille garde, d'une solidité immobile de vétérans. De toutes parts, des troncs gisaient, dénudés, troués, fendus, ainsi que des poitrines; et cette destruction, ce massacre de branches pleurant leur sève, avait l'épouvante navrée d'un champ de bataille humain. Puis, c'étaient aussi des cadavres, des soldats tombés fraternellement avec les arbres. Un lieutenant, la bouche sanglante, avait encore les deux mains enfoncées dans la terre, arrachant des poignées d'herbe. Plus loin, un capitaine était mort sur le ventre, la tête soulevée, en train de hurler sa douleur. D'autres semblaient dormir parmi les broussailles, tandis qu'un zouave dont la ceinture bleue s'était enflammée, avait la barbe et les cheveux grillés complètement. Et il fallut, à plusieurs reprises, le long de cet étroit chemin forestier, écarter un corps, pour que l'âne pût continuer sa route.