Lorsque Silvine eut ramené l'âne dans le chemin, elle exigea que Prosper lui répondît.
-Voyons, où est-ce?
Lui, debout, jetait des regards aux quatre points de l'horizon.
-Il y avait trois arbres, il faut que je retrouve les trois arbres... Ah! dame! on ne voit pas très clair, quand on se bat, et ce n'est guère commode de savoir ensuite les chemins qu'on a pris!
Puis, apercevant du monde à sa gauche, deux hommes et une femme, il eut l'idée de les questionner. Mais, à son approche, la femme s'enfuit, les hommes l'écartèrent du geste, menaçants; et il en vit d'autres, et tous l'évitaient, filaient entre les broussailles, comme des bêtes rampantes et sournoises, vêtus sordidement, d'une saleté sans nom, avec des faces louches de bandits. Alors, en remarquant que les morts, derrière ce vilain monde, n'avaient plus de souliers, les pieds nus et blêmes, il finit par comprendre que c'étaient là de ces rôdeurs qui suivaient les armées allemandes, des détrousseurs de cadavres, toute une basse juiverie de proie, venue à la suite de l'invasion. Un grand maigre fila devant lui en galopant, les épaules chargées d'un sac, les poches sonnantes des montres et des pièces blanches volées dans les goussets.
Pourtant, un garçon de treize à quatorze ans laissa Prosper l'approcher, et comme celui-ci, en reconnaissant un Français, le couvrait d'injures, ce garçon protesta. Quoi donc! est-ce qu'on ne pouvait plus gagner sa vie? Il ramassait les chassepots, on lui donnait cinq sous par chassepot qu'il retrouvait. Le matin, ayant fui de son village, le ventre vide depuis la veille, il s'était laissé embaucher par un entrepreneur luxembourgeois, qui avait traité avec les Prussiens, pour cette récolte des fusils sur le champ de bataille. Ceux-ci, en effet, craignaient que les armes, si elles étaient recueillies par les paysans de la frontière, ne fussent portées en Belgique, pour rentrer de là en France. Et toute une nuée de pauvres diables étaient à la chasse des fusils, cherchant des cinq sous, fouillant les herbes, pareils à ces femmes qui, la taille ployée, vont cueillir des pissenlits dans les prés.
-Fichue besogne! grogna Prosper.
-Dame! Faut bien manger, répondit le garçon. Je ne vole personne.
Puis, comme il n'était pas du pays et qu'il ne pouvait donner aucun renseignement, il se contenta de montrer de la main une petite ferme voisine, où il avait vu du monde.
Prosper le remerciait et s'éloignait pour rejoindre Silvine, lorsqu'il aperçut un chassepot à moitié enterré dans un sillon. D'abord, il se garda bien de l'indiquer. Et, brusquement, il revint, il cria comme malgré lui:
-Tiens! Il y en a un là, ça te fera cinq sous de plus!
Silvine, en approchant de la ferme, remarqua d'autres paysans, en train de creuser à la pioche de longues tranchées. Mais ceux-là étaient sous les ordres directs d'officiers Prussiens, qui, une simple badine aux doigts, raides et muets, surveillaient l'ouvrage. On avait ainsi réquisitionné les habitants des villages pour enterrer les morts, dans la crainte que le temps pluvieux ne hâtât la décomposition. Deux chariots de cadavres étaient là, une équipe les déchargeait, les couchait rapidement côte à côte, en un rang pressé, sans les fouiller ni même les regarder au visage; tandis que trois hommes, armés de grandes pelles, suivaient, recouvraient le rang d'une couche de terre si mince, que déjà, sous les averses, des gerçures fendillaient le sol. Avant quinze jours, tant ce travail était hâtif, la peste soufflerait par toutes ces fentes. Et Silvine ne put s'empêcher de s'arrêter au bord de la fosse, de les dévisager, à mesure qu'on les apportait, ces misérables morts. Elle frémissait d'une horrible crainte, avec l'idée, à chaque visage sanglant, qu'elle reconnaissait Honoré. N'était-ce pas ce malheureux dont l'oeil gauche manquait? Ou celui-ci peut-être qui avait les mâchoires fendues? Si elle ne se hâtait pas de le découvrir, sur ce plateau vague et sans fin, certainement qu'on allait le lui prendre et l'enfouir dans le tas, parmi les autres.
Aussi courut-elle pour rejoindre Prosper, qui avait marché jusqu'à la porte de la ferme, avec l'âne.
-Mon Dieu! Où est-ce donc? ... Demandez, interrogez!
Dans la ferme, il n'y avait que des Prussiens, en compagnie d'une servante et de son enfant, revenus des bois, où ils avaient failli mourir de faim et de soif. C'était un coin de patriarcale bonhomie, d'honnête repos, après les fatigues des jours précédents. Des soldats brossaient soigneusement leurs uniformes, étendus sur les cordes à sécher le linge. Un autre achevait une habile reprise à son pantalon, tandis que le cuisinier du poste, au milieu de la cour, avait allumé un grand feu, sur lequel bouillait la soupe, une grosse marmite qui exhalait une bonne odeur de choux et de lard. Déjà, la conquête s'organisait avec une tranquillité, une discipline parfaites. On aurait dit des bourgeois rentrés chez eux, fumant leurs longues pipes. Sur un banc, à la porte, un gros homme roux avait pris dans ses bras l'enfant de la servante, un bambin de cinq à six ans; et il le faisait sauter, il lui disait en allemand des mots de caresse, très amusé de voir l'enfant rire de cette langue étrangère, aux rudes syllabes, qu'il ne comprenait pas.
Tout de suite, Prosper tourna le dos, dans la crainte de quelque nouvelle mésaventure. Mais ces Prussiens-là étaient décidément du brave monde. Ils souriaient au petit âne, ils ne se dérangèrent même pas pour demander à voir le laissez-Passer.
Alors, ce fut une marche folle. Entre deux nuages, le soleil apparut un instant, déjà bas sur l'horizon. Est-ce que la nuit allait tomber et les surprendre, dans ce charnier sans fin? Une nouvelle averse noya le soleil, il ne resta autour d'eux que l'infini blafard de la pluie, une poussière d'eau qui effaçait tout, les routes, les champs, les arbres. Lui, ne savait plus, était perdu, et il l'avoua. À leur suite, l'âne trottait du même train, la tête basse, traînant la petite charrette de son pas résigné de bête docile. Ils montèrent au nord, ils revinrent vers Sedan. Toute direction leur échappait, ils rebroussèrent chemin à deux reprises, en s'apercevant qu'ils passaient par les mêmes endroits. Sans doute ils tournaient en cercle, et ils finirent, désespérés, épuisés, par s'arrêter à l'angle de trois routes, flagellés de pluie, sans force pour chercher davantage.
Mais des plaintes les surprirent, ils poussèrent jusqu'à une petite maison isolée, sur leur gauche, où ils trouvèrent deux blessés, au fond d'une chambre. Les portes étaient grandes ouvertes; et, depuis deux jours qu'ils grelottaient la fièvre, sans être pansés seulement, ceux-ci n'avaient vu personne, pas une âme. La soif surtout les dévorait, au milieu du ruissellement des averses qui battaient les vitres. Ils ne pouvaient bouger, ils jetèrent tout de suite le cri: «à boire, à boire!» ce cri d'avidité douloureuse, dont les blessés poursuivent les passants, au moindre bruit de pas qui les tire de leur somnolence.
Lorsque Silvine leur eut apporté de l'eau, Prosper qui, dans le plus maltraité, avait reconnu un camarade, un chasseur d'Afrique de son régiment, comprit qu'on ne devait pourtant pas être loin des terrains où la division Margueritte avait chargé. Le blessé finit par avoir un geste vague: oui, c'était par là, en tournant à gauche, après avoir passé un grand champ de luzerne. Et, sans attendre, Silvine voulut repartir, avec ce renseignement. Elle venait d'appeler, au secours des deux blessés, une équipe qui passait, ramassant les morts. Elle avait déjà repris la bride de l'âne, elle le traînait par les terres glissantes, avec la hâte d'être là-bas, au delà des luzernes.