Prosper, brusquement, s'arrêta.
-Ca doit être par ici. Tenez! à droite, voilà les trois arbres... Voyez-vous la trace des roues?
Là-bas, il y a un caisson brisé... Enfin, nous y sommes!
Frémissante, Silvine s'était précipitée, et elle regardait au visage deux morts, deux artilleurs tombés sur le bord du chemin.
-Mais il n'y est pas, il n'y est pas!... Vous aurez mal vu... Oui! Une idée comme ça, une idée fausse qui vous aura passé par les yeux!
Peu à peu, un espoir fou, une joie délirante l'envahissait.
-Si vous vous étiez trompé, s'il vivait! Et bien sûr qu'il vit, puisqu'il n'est pas là!
Tout à coup, elle jeta un cri sourd. Elle venait de se retourner, elle se trouvait sur l'emplacement même de la batterie. C'était effroyable, le sol bouleversé comme par un tremblement de terre, des débris traînant partout, des morts renversés en tous sens, dans d'atroces postures, les bras tordus, les jambes repliées, la tête déjetée, hurlant de leur bouche aux dents blanches, grande ouverte. Un brigadier était mort, les deux mains sur les paupières, en une crispation épouvantée, comme pour ne pas voir. Des pièces d'or, qu'un lieutenant portait dans une ceinture, avaient coulé avec son sang, éparses parmi ses entrailles. L'un sur l'autre, le ménage, Adolphe le conducteur et le pointeur Louis, avec leurs yeux sortis des orbites, restaient farouchement embrassés, mariés jusque dans la mort. Et c'était enfin Honoré, couché sur sa pièce bancale, ainsi que sur un lit d'honneur, foudroyé au flanc et à l'épaule, la face intacte et belle de colère, regardant toujours, là-bas, vers les batteries Prussiennes.
-Oh! Mon ami, sanglota Silvine, mon ami...
Elle était tombée à genoux, sur la terre détrempée, les mains jointes, dans un élan de folle douleur. Ce mot d'ami, qu'elle trouvait seul, disait la tendresse qu'elle venait de perdre, cet homme si bon qui lui avait pardonné, qui consentait à faire d'elle sa femme, malgré tout. Maintenant, c'était la fin de son espoir, elle ne vivrait plus. Jamais elle n'en avait aimé un autre, et elle l'aimerait toujours. La pluie cessait, un vol de corbeaux qui tournoyait en croassant au-dessus des trois arbres, l'inquiétait comme une menace. Est-ce qu'on voulait le lui reprendre, ce cher mort si péniblement retrouvé? Elle s'était traînée sur les genoux, elle chassait, d'une main tremblante, les mouches voraces bourdonnant au-dessus des deux yeux grands ouverts, dont elle cherchait encore le regard.
Mais, entre les doigts crispés d'Honoré, elle aperçut un papier, taché de sang. Alors, elle s'inquiéta, tâcha d'avoir ce papier, à petites secousses. Le mort ne voulait pas le rendre, le retenait, si étroitement, qu'on ne l'aurait arraché qu'en morceaux. C'était la lettre qu'elle lui avait écrite, la lettre gardée par lui entre sa peau et sa chemise, serrée ainsi comme pour un adieu, dans la convulsion dernière de l'agonie. Et, lorsqu'elle l'eut reconnue, elle fut pénétrée d'une joie profonde, au milieu de sa douleur, toute bouleversée de voir qu'il était mort en pensant à elle. Ah! certes, oui! elle la lui laisserait, la chère lettre! Elle ne la reprendrait pas, puisqu'il tenait si obstinément à l'emporter dans la terre. Une nouvelle crise de larmes la soulagea, des larmes tièdes et douces maintenant. Elle s'était relevée, elle lui baisait les mains, elle lui baisa le front, en ne répétant toujours que ce mot d'infinie caresse:
-Mon ami..., mon ami...
Cependant, le soleil baissait, Prosper était allé chercher la couverture. Et tous deux, avec une pieuse lenteur, soulevèrent le corps d'Honoré, le couchèrent sur cette couverture, étalée par terre; puis, après l'avoir enveloppé, ils le portèrent dans la charrette. La pluie menaçait de reprendre, ils se remettaient en marche, avec l'âne, petit cortège morne, au travers de la plaine scélérate, lorsqu'un lointain roulement de foudre se fit entendre.
Prosper, de nouveau, cria:
-Les chevaux! Les chevaux!
C'était encore une charge des chevaux errants, libres et affamés. Ils arrivaient cette fois par un vaste chaume plat, en une masse profonde, les crinières au vent, les naseaux couverts d'écume; et un rayon oblique du rouge soleil projetait à l'autre bout du plateau le vol frénétique de leur course. Tout de suite, Silvine s'était jetée devant la charrette, les deux bras en l'air, comme pour les arrêter, d'un geste de furieuse épouvante. Heureusement, ils dévièrent à gauche, détournés par une pente du terrain. Ils auraient tout broyé. La terre tremblait, leurs sabots lancèrent une pluie de cailloux, une grêle de mitraille qui blessa l'âne à la tête. Et ils disparurent, au fond d'un ravin.
-C'est la faim qui les galope, dit Prosper. Pauvres bêtes!
Silvine, après avoir bandé l'oreille de l'âne avec son mouchoir, venait de reprendre la bride. Et le petit cortège lugubre retraversa le plateau, en sens contraire, pour refaire les deux lieues qui le séparaient de Remilly. À chaque pas, Prosper s'arrêtait, regardait les chevaux morts, le coeur gros de s'éloigner ainsi, sans avoir revu Zéphir.
Un peu au-dessous du bois de la Garenne, comme ils tournaient à gauche, pour reprendre la route du matin, un poste allemand exigea leur laissez-Passer. Et, au lieu de les écarter de Sedan, ce poste-ci leur ordonna de passer par la ville, sous peine d'être arrêtés. Il n'y avait pas à répondre, c'étaient les ordres nouveaux. D'ailleurs, leur retour allait en être raccourci de deux kilomètres, et ils en étaient heureux, brisés de fatigue.
Mais, dans Sedan, leur marche fut singulièrement entravée. Dès qu'ils eurent franchi les fortifications, une puanteur les enveloppa, un lit de fumier leur monta aux genoux. C'était la ville immonde, un cloaque où, depuis trois jours, s'entassaient les déjections et les excréments de cent mille hommes. Toutes sortes de détritus avaient épaissi cette litière humaine, de la paille, du foin, que faisait fermenter le crottin des bêtes. Et, surtout, les carcasses des chevaux, abattus et dépecés en pleins carrefours, empoisonnaient l'air. Les entrailles se pourrissaient au soleil, les têtes, les os traînaient sur le pavé, grouillants de mouches. Certainement, la peste allait souffler, si l'on ne se hâtait pas de balayer à l'égout cette couche d'effroyable ordure, qui, rue du Ménil, rue Maqua, même sur la place Turenne, atteignait jusqu'à vingt centimètres. Des affiches blanches, du reste, posées par les autorités Prussiennes, réquisitionnaient les habitants pour le lendemain, ordonnant à tous, quels qu'ils fussent, ouvriers, marchands, bourgeois, magistrats, de se mettre à la besogne, armés de balais et de pelles, sous la menace des peines les plus sévères, si la ville n'était pas propre le soir; et, déjà, l'on pouvait voir, devant sa porte, le président du tribunal qui raclait le pavé, jetant les immondices dans une brouette, avec une pelle à feu.