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Silvine et Prosper, qui avaient pris par la Grande-Rue, ne purent avancer qu'à petits pas, au milieu de cette boue fétide. Puis, toute une agitation emplissait la ville, leur barrait le chemin à chaque minute. C'était le moment où les Prussiens fouillaient les maisons, pour en faire sortir les soldats cachés, qui s'obstinaient à ne pas se rendre. La veille, lorsque, vers deux heures, le général de Wimpffen était revenu du château de Bellevue, après y avoir signé la capitulation, le bruit avait circulé tout de suite que l'armée prisonnière allait être enfermée dans la presqu'île d'Iges, en attendant qu'on organisât des convois pour la conduire en Allemagne. Quelques rares officiers comptaient profiter de la clause qui les faisait libres, à la condition de s'engager par écrit à ne plus servir. Seul, un général, disait-on, le général Bourgain-Desfeuilles, prétextant ses rhumatismes, venait de prendre cet engagement; et, le matin même, des huées avaient salué son départ, quand il était monté en voiture, devant l'hôtel de la croix d'or. Depuis le petit jour, le désarmement s'opérait, les soldats devaient défiler sur la place Turenne, pour jeter chacun ses armes, les fusils, les baïonnettes, au tas qui grandissait, pareil à un écroulement de ferraille, dans un angle de la place. Il y avait là un détachement Prussien, commandé par un jeune officier, un grand garçon pâle, en tunique bleu-Ciel, coiffé d'une toque à plume de coq, qui surveillait ce désarmement, d'un air de correction hautaine, les mains gantées de blanc. Un zouave ayant, d'un mouvement de révolte, refusé son chassepot, l'officier l'avait fait emmener, en disant, sans le moindre accent: «qu'on me fusille cet homme-là!» les autres, mornes, continuaient à défiler, jetaient leurs fusils d'un geste mécanique, dans leur hâte d'en finir. Mais combien, déjà, étaient désarmés, ceux dont les chassepots traînaient là-bas, par la campagne! Et combien, depuis la veille, se cachaient, faisaient le rêve de disparaître, au milieu de l'inexprimable confusion! Les maisons, envahies, en restaient pleines, de ces entêtés qui ne répondaient pas, qui se terraient dans les coins. Les patrouilles allemandes, fouillant la ville, en trouvaient de blottis jusque sous des meubles. Et, comme beaucoup, même découverts, s'obstinaient à ne pas sortir des caves, elles s'étaient décidées à tirer des coups de feu par les soupiraux. C'était une chasse à l'homme, toute une battue abominable.

Au pont de Meuse, l'âne fut arrêté par un encombrement de foule. Le chef du poste qui gardait le pont, méfiant, croyant à quelque commerce de pain ou de viande, voulut s'assurer du contenu de la charrette; et, lorsqu'il eut écarté la couverture, il regarda un instant le cadavre, d'un air saisi; puis, d'un geste, il livra le passage. Mais on ne pouvait toujours pas avancer, l'encombrement augmentait, c'était un des premiers convois de prisonniers, qu'un détachement Prussien conduisait à la presqu'île d'Iges. Le troupeau ne cessait pas, des hommes se bousculaient, se marchaient sur les talons, dans leurs uniformes en lambeaux, la tête basse, les regards obliques, avec le dos rond et les bras ballants des vaincus qui n'ont même plus de couteau pour s'ouvrir la gorge. La voix rude de leur gardien les poussait comme à coups de fouet, au travers de la débandade silencieuse, où l'on n'entendait que le clapotement des gros souliers dans la boue épaisse. Une ondée venait de tomber encore, et rien n'était plus lamentable, sous la pluie, que ce troupeau de soldats déchus, pareils aux vagabonds et aux mendiants des grandes routes.

Brusquement, Prosper, dont le coeur de vieux chasseur d'Afrique battait à se rompre, de rage étouffée, poussa du coude Silvine, en lui montrant deux soldats qui passaient. Il avait reconnu Maurice et Jean, emmenés avec les camarades, marchant fraternellement côte à côte; et, la petite charrette, enfin, ayant repris sa marche derrière le convoi, il put les suivre du regard jusqu'au faubourg De Torcy, sur cette route plate qui conduit à Iges, au milieu des jardins et des cultures maraîchères.

-Ah! murmura Silvine, les yeux vers le corps d'Honoré, bouleversée de ce qu'elle voyait, les morts peut-être sont plus heureux!

La nuit, qui les surprit à Wadelincourt, était noire depuis longtemps, lorsqu'ils rentrèrent à Remilly. Devant le cadavre de son fils, le père Fouchard resta stupéfait, car il était convaincu qu'on ne le retrouverait pas. Lui, venait d'occuper sa journée à conclure une bonne affaire. Les chevaux des officiers, volés sur le champ de bataille, se vendaient couramment vingt francs pièce; et il en avait acheté trois pour quarante-cinq francs.

II

Au moment où la colonne de prisonniers sortait de Torcy, il y eut une telle bousculade, que Maurice fut séparé de Jean. Il eut beau courir ensuite, il s'égara davantage. Et, lorsqu'il arriva enfin au pont, jeté sur le canal qui coupe la presqu'île d'Iges à sa base, il se trouva mêlé à des chasseurs d'Afrique, il ne put rejoindre son régiment.

Deux canons, tournés vers l'intérieur de la presqu'île, défendaient le passage du pont. Tout de suite après le canal, dans une maison bourgeoise, l'état-major Prussien avait installé un poste, sous les ordres d'un commandant, chargé de la réception et de la garde des prisonniers. Du reste, les formalités étaient brèves, on comptait simplement comme des moutons les hommes qui entraient, au petit bonheur de la cohue, sans trop s'inquiéter des uniformes ni des numéros; et les troupeaux s'engouffraient, allaient camper où les poussait le hasard des routes.

Maurice crut pouvoir s'adresser à un officier Bavarois, qui fumait, tranquillement assis à califourchon sur une chaise.

-Le 106e de ligne, monsieur, par où faut-il passer?

L'officier, par exception, ne comprenait-il pas le Français? S'amusa-t-il à égarer un pauvre diable de soldat? Il eut un sourire, il leva la main, fit le signe d'aller tout droit.

Bien que Maurice fût du pays, il n'était jamais venu dans la presqu'île, il marcha dès lors à la découverte, comme jeté par un coup de vent au fond d'une île lointaine. D'abord, à gauche, il longea la tour à Glaire, une belle propriété, dont le petit parc avait un charme infini, ainsi planté sur le bord de la Meuse. La route suivait ensuite la rivière, qui coulait à droite, au bas de hautes berges escarpées. Peu à peu, elle montait avec de lents circuits, pour contourner le monticule qui occupait le milieu de la presqu'île; et il y avait là d'anciennes carrières, des excavations, où se perdaient d'étroits sentiers. Plus loin, au fil de l'eau, se trouvait un moulin. Puis, la route obliquait, redescendait jusqu'au village d'Iges, bâti sur la pente, et qu'un bac reliait à l'autre rive, devant la filature de Saint-Albert. Enfin, des terres labourées, des prairies s'élargissaient, toute une étendue de vastes terrains plats et sans arbres, qu'enfermait la boucle arrondie de la rivière. Vainement, Maurice avait fouillé des yeux le versant accidenté du coteau: il ne voyait là que de la cavalerie et de l'artillerie, en train de s'installer. Il questionna de nouveau, s'adressa à un brigadier de chasseurs d'Afrique, qui ne savait rien. La nuit commençait à se faire, il s'assit un instant sur une borne de la route, les jambes lasses.