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Alors, dans le brusque désespoir qui le saisissait, il aperçut, en face, de l'autre côté de la Meuse, les champs maudits où il s'était battu l'avant-veille. C'était, sous le jour finissant de cette journée de pluie, une évocation livide, le morne déroulement d'un horizon noyé de boue. Le défilé de Saint-Albert, l'étroit chemin par lequel les Prussiens étaient venus, filait le long de la boucle, jusqu'à un éboulis blanchâtre de carrières. Au delà de la montée du Seugnon, moutonnaient les cimes du bois de la Falizette. Mais, droit devant lui, un peu sur la gauche, c'était surtout Saint-Menges, dont le chemin descendant aboutissait au bac; c'était le mamelon du Hattoy au milieu, Illy très loin, au fond, Fleigneux enfoncé derrière un pli de terrain, Floing plus rapproché, à droite. Il reconnaissait le champ dans lequel il avait attendu des heures, couché parmi les choux, le plateau que l'artillerie de réserve avait essayé de défendre, la crête où il avait vu Honoré mourir sur sa pièce fracassée. Et l'abomination du désastre renaissait, l'abreuvait de souffrance et de dégoût, jusqu'au vomissement.

Cependant, la crainte d'être surpris par la nuit noire, lui fit reprendre ses recherches. Peut-être le 106e campait-il dans les parties basses, au delà du village. Il n'y découvrit que des rôdeurs, il se décida à faire le tour de la presqu'île, en suivant la boucle. Comme il traversait un champ de pommes de terre, il eut la précaution d'en déterrer quelques pieds et de s'emplir les poches: elles n'étaient pas mûres encore, mais il n'avait rien autre chose, Jean ayant voulu, pour comble de malchance, se charger des deux pains que Delaherche leur avait remis, au départ. Ce qui le frappait maintenant, c'était la quantité considérable de chevaux qu'il rencontrait, parmi les terres nues dont la pente douce descendait du monticule central à la Meuse, vers Donchery. Pourquoi avoir amené toutes ces bêtes? Comment allait-on les nourrir? Et la nuit noire s'était faite, lorsqu'il atteignit un petit bois, au bord de l'eau, dans lequel il fut surpris de trouver les cent-gardes de l'escorte de l'empereur, installés déjà, se séchant devant de grands feux. Ces messieurs, ainsi campés à l'écart, avaient de bonnes tentes, des marmites qui bouillaient, une vache attachée à un arbre. Tout de suite, il sentit qu'on le regardait de travers, dans son lamentable abandon de fantassin en lambeaux, couvert de boue. Pourtant, on lui permit de faire cuire ses pommes de terre sous la cendre, et il se retira au pied d'un arbre, à une centaine de mètres, pour les manger. Il ne pleuvait plus, le ciel s'était découvert, des étoiles luisaient très vives, au fond des ténèbres bleues. Alors, il comprit qu'il passerait la nuit là, quitte à continuer ses recherches, le lendemain matin. Il était brisé de fatigue, l'arbre le protégerait toujours un peu, si la pluie recommençait.

Mais il ne put s'endormir, hanté par la pensée de cette prison vaste, ouverte au plein air de la nuit, dans laquelle il se sentait enfermé. Les Prussiens avaient eu une idée d'une intelligence vraiment singulière, en poussant là les quatre-vingt mille hommes qui restaient de l'armée de Châlons. La presqu'île pouvait mesurer une lieue de long sur un kilomètre et demi de large, de quoi parquer à l'aise l'immense troupeau débandé des vaincus. Et il se rendait parfaitement compte de l'eau ininterrompue qui les entourait, la boucle de la Meuse sur trois côtés, puis le canal de dérivation à la base, unissant les deux lits rapprochés de la rivière. Là seulement, se trouvait une porte, le pont, que les deux canons défendaient. Aussi rien n'allait-il être plus facile que de garder ce camp, malgré son étendue. Déjà, il avait remarqué, à l'autre bord, le cordon des sentinelles allemandes, un soldat tous les cinquante pas, planté près de l'eau, avec l'ordre de tirer sur tout homme qui tenterait de s'échapper à la nage. Des uhlans galopaient derrière, reliaient les différents postes; tandis que, plus loin, éparses dans la vaste campagne, on aurait pu compter les lignes noires des régiments Prussiens, une triple enceinte vivante et mouvante qui murait l'armée prisonnière.

Maintenant, d'ailleurs, les yeux grands ouverts par l'insomnie, Maurice ne voyait plus que les ténèbres, où s'allumaient les feux des bivouacs. Pourtant, au delà du ruban pâle de la Meuse, il distinguait encore les silhouettes immobiles des sentinelles. Sous la clarté des étoiles, elles restaient droites et noires; et, à des intervalles réguliers, leur cri guttural lui arrivait, un cri de veille menaçante qui se perdait au loin dans le gros bouillonnement de la rivière. Tout le cauchemar de l'avant-veille renaissait en lui, à ces dures syllabes étrangères traversant une belle nuit étoilée de France, tout ce qu'il avait revu une heure plus tôt, le plateau d'Illy encore encombré de morts, cette banlieue scélérate de Sedan où venait de crouler un monde. La tête appuyée contre une racine, dans l'humidité de cette lisière de bois, il retomba au désespoir qui l'avait saisi la veille, sur le canapé de Delaherche; et ce qui, aggravant les souffrances de son orgueil, le torturait maintenant, c'était la question du lendemain, le besoin de mesurer la chute, de savoir au milieu de quelles ruines ce monde d'hier avait croulé. Puisque l'empereur avait rendu son épée au roi Guillaume, cette abominable guerre n'était-elle pas finie? Mais il se rappelait ce que lui avaient répondu deux soldats Bavarois, qui conduisaient les prisonniers à Iges: «nous tous en France, nous tous à Paris!» dans son demi- sommeil, il eut la vision brusque de ce qui se passait, l'empire balayé, emporté, sous le coup de l'exécration universelle, la république proclamée au milieu d'une explosion de fièvre patriotique, tandis que la légende de 92 faisait défiler des ombres, les soldats de la levée en masse, les armées de volontaires purgeant de l'étranger le sol de la patrie. Et tout se confondait dans sa pauvre tête malade, les exigences des vainqueurs, l'âpreté de la conquête, l'obstination des vaincus à donner jusqu'à leur dernière goutte de sang, la captivité pour les quatre-vingt mille hommes qui étaient là, cette presqu'île d'abord, les forteresses de l'Allemagne ensuite, pendant des semaines, des mois, des années peut-être. Tout craquait, s'effondrait, à jamais, au fond d'un malheur sans bornes.

Le cri des sentinelles, grandi peu à peu, éclata devant lui, alla se perdre au loin. Il s'était réveillé, il se retournait sur la terre dure, lorsqu'un coup de feu déchira le grand silence. Un râle de mort, tout de suite, avait traversé la nuit noire; et il y eut un éclaboussement d'eau, la courte lutte d'un corps qui coule à pic. Sans doute quelque malheureux qui venait de recevoir une balle en pleine poitrine, comme il tentait de se sauver, en passant la Meuse à la nage.

Le lendemain, dès le lever du soleil, Maurice fut debout. Le ciel restait clair, il avait une hâte de rejoindre Jean et les camarades de la compagnie. Un instant, il eut l'idée de fouiller de nouveau l'intérieur de la presqu'île; puis, il résolut d'en achever le tour. Et, comme il se retrouvait au bord du canal, il aperçut les débris du 106e, un millier d'hommes campés sur la berge, que protégeait seule une file maigre de peupliers. La veille, s'il avait tourné à gauche, au lieu de marcher droit devant lui, il aurait rattrapé tout de suite son régiment. Presque tous les régiments de ligne s'étaient entassés là, le long de cette berge qui va de la tour à Glaire au château de Villette, une autre propriété bourgeoise, entourée de quelques masures, du côté de Donchery; tous bivouaquaient près du pont, près de l'issue unique, dans cet instinct de la liberté qui fait s'écraser les grands troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.