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Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à exécution une idée qui le hantait.

-Écoute, mon petit, puisqu'on ne nous donne rien à manger et qu'on nous oublie dans ce sacré trou, faut pourtant se remuer un peu, si l'on ne veut pas crever comme des chiens... As-tu encore des jambes?

Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en était tout réchauffé.

-Mais oui, j'ai des jambes!

-Alors, nous allons partir à la découverte... Nous avons de l'argent, c'est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose à acheter. Et ne nous embarrassons pas des autres, ils ne sont pas assez gentils, qu'ils se débrouillent!

En effet, Loubet et Chouteau le révoltaient par leur égoïsme sournois, volant ce qu'ils pouvaient, ne partageant jamais avec les camarades; de même qu'il n'y avait rien à tirer de bon de Lapoulle, la brute, ni de Pache, le cafard.

Tous les deux donc, Jean et Maurice, s'en allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi déjà, le long de la Meuse. Le parc de la tour à Glaire et la maison d'habitation étaient dévastés, pillés, les pelouses ravinées comme par un orage, les arbres abattus, les bâtiments envahis. Une foule en guenilles, des soldats couverts de boue, les joues creuses, les yeux luisants de fièvre, y campaient en bohémiens, vivaient en loups dans les chambres souillées, n'osant sortir, de peur de perdre leur place pour la nuit. Et, plus loin, sur les pentes, ils traversèrent la cavalerie et l'artillerie, si correctes jusque-là, déchues elles aussi, se désorganisant sous cette torture de la faim, qui affolait les chevaux et jetait les hommes à travers champs, en bandes dévastatrices. À droite, ils virent, devant le moulin, une queue interminable d'artilleurs et de chasseurs d'Afrique défilant avec lenteur: le meunier leur vendait de la farine, deux poignées dans leur mouchoir pour un franc. Mais la crainte de trop attendre les fit passer outre, avec l'espoir de trouver mieux, dans le village d'Iges; et ce fut une consternation, lorsqu'ils l'eurent visité, nu et morne, pareil à un village d'Algérie, après un passage de sauterelles: plus une miette de vivres, ni pain, ni légumes, ni viande, les misérables maisons comme raclées avec les ongles. On disait que le général Lebrun était descendu chez le maire. Vainement, il s'était efforcé d'organiser un service de bons, payables après la campagne, de façon à faciliter l'approvisionnement des troupes. Il n'y avait plus rien, l'argent devenait inutile. La veille encore, on payait un biscuit deux francs, une bouteille de vin sept francs, un petit verre d'eau-de- vie vingt sous, une pipe de tabac dix sous. Et, maintenant, des officiers devaient garder la maison du général, ainsi que les masures voisines, le sabre au poing, car de continuelles bandes de rôdeurs enfonçaient les portes, volaient jusqu'à l'huile des lampes pour la boire.

Trois zouaves appelèrent Maurice et Jean. À cinq, on ferait de la besogne.

-Venez donc... Y a des chevaux qui claquent, et si on avait seulement du bois sec...

Puis, ils se ruèrent sur une maison de paysan, cassèrent les portes des armoires, arrachèrent le chaume de la toiture. Des officiers qui arrivaient au pas de course, en les menaçant de leurs revolvers, les mirent en fuite.

Jean, quand il vit les quelques habitants restés à Iges aussi misérables et affamés que les soldats, regretta d'avoir dédaigné la farine, au moulin.

-Faut retourner, peut-être qu'il y en a encore.

Mais Maurice commençait à être si las, si épuisé d'inanition, que Jean le laissa dans un trou des carrières, assis sur une roche, en face du large horizon de Sedan. Lui, après une queue de trois quarts d'heure, revint enfin avec un torchon plein de farine. Et ils ne trouvèrent rien autre chose que de la manger ainsi, à poignées. Ce n'était pas mauvais, ça ne sentait rien, un goût fade de pâte. Pourtant, ce déjeuner les réconforta un peu. Ils eurent même la chance de trouver, dans la roche, un réservoir naturel d'eau de pluie, assez pure, auquel ils se désaltérèrent avec délices.

Puis, comme Jean proposait de rester là l'après-midi, Maurice eut un geste violent.

-Non, non, pas là!... J'en tomberais malade, d'avoir ça longtemps sous les yeux...

De sa main tremblante, il indiquait l'horizon immense, le Hattoy, les plateaux de Floing et d'Illy, le bois de la Garenne, ces champs exécrables du massacre et de la défaite.

-Tout à l'heure, pendant que je t'attendais, j'ai dû me décider à tourner le dos, car j'aurais fini par hurler de rage, oui! Hurler comme un chien qu'on exaspère... Tu ne peux t'imaginer le mal que ça me fait, ça me rend fou!

Jean le regardait, étonné de cet orgueil saignant, inquiet de surprendre de nouveau dans ses yeux cet égarement de folie qu'il avait remarqué déjà. Il affecta de plaisanter.

-Bon! c'est facile, nous allons changer de pays.

Alors, ils errèrent jusqu'à la fin du jour, au hasard des sentiers. Ils visitèrent la partie plate de la presqu'île, dans l'espérance d'y trouver des pommes de terre encore; mais les artilleurs, ayant pris les charrues, avaient retourné les champs, glanant, ramassant tout. Ils revinrent sur leurs pas, ils traversèrent de nouveau des foules désoeuvrées et mourantes, des soldats promenant leur faim, semant le sol de leurs corps engourdis, tombés d'épuisement par centaines, au grand soleil. Eux-mêmes, à chaque heure, succombaient, devaient s'asseoir. Puis, une sourde exaspération les remettait debout, ils recommençaient à rôder, comme aiguillonnés par l'instinct de l'animal qui cherche sa nourriture. Cela semblait durer depuis des mois, et les minutes coulaient pourtant, rapides. Dans l'intérieur des terres, du côté de Donchery, ils eurent peur des chevaux, ils durent s'abriter derrière un mur, ils restèrent là longtemps, à bout de forces, regardant de leurs yeux vagues ces galops de bêtes folles passer sur le ciel rouge du couchant.

Ainsi que Maurice l'avait prévu, les milliers de chevaux emprisonnés avec l'armée, et qu'on ne pouvait nourrir, étaient un danger qui croissait de jour en jour. D'abord, ils avaient mangé l'écorce des arbres, ensuite ils s'étaient attaqués aux treillages, aux palissades, à toutes les planches qu'ils rencontraient, et maintenant ils se dévoraient entre eux. On les voyait se jeter les uns sur les autres, pour s'arracher les crins de la queue, qu'ils mâchaient furieusement, au milieu d'un flot d'écume. Mais, la nuit surtout, ils devenaient terribles, comme si l'obscurité les eût hantés de cauchemars. Ils se réunissaient, se ruaient sur les rares tentes debout, attirés par la paille. Vainement, les hommes, pour les écarter, avaient allumé de grands feux, qui semblaient les exciter davantage. Leurs hennissements étaient si lamentables, si effrayants, qu'on aurait dit des rugissements de bêtes fauves. On les chassait, ils revenaient plus nombreux et plus féroces. Et, à chaque instant, dans les ténèbres, on entendait le long cri d'agonie de quelque soldat perdu, que l'enragé galop venait d'écraser.