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Le soleil était encore sur l'horizon, lorsque Jean et Maurice, en route pour retourner au campement, eurent la surprise de rencontrer les quatre hommes de l'escouade, terrés dans un fossé, ayant l'air de comploter là quelque mauvais coup. Loubet, tout de suite, les appela, et Chouteau leur dit:

-C'est par rapport au dîner de ce soir... Nous allons crever, voici trente-six heures que nous ne nous sommes rien mis dans le ventre... Alors, comme il y a là des chevaux, et que ce n'est pas mauvais, la viande des chevaux...

-N'est-ce pas? Caporal, vous en êtes, continua Loubet, parce que plus nous serons, mieux ça vaudra, avec une si grosse bête... Tenez! Il y en a un, là-bas, que nous guettons depuis une heure, ce grand rouge qui a l'air malade. Ce sera plus facile de l'achever.

Et il montrait un cheval que la faim venait d'abattre, au bord d'un champ ravagé de betteraves. Tombé sur le flanc, il relevait par moments la tête, promenait ses yeux mornes, avec un grand souffle triste.

-Ah! comme c'est long! grogna Lapoulle, que son gros appétit torturait. Je vas l'assommer, voulez-vous?

Mais Loubet l'arrêta. Merci! Pour se faire une sale histoire avec les Prussiens, qui avaient défendu, sous peine de mort, de tuer un seul cheval, dans la crainte que la carcasse abandonnée n'engendrât la peste. Il fallait attendre la nuit close. Et c'était pourquoi, tous les quatre, ils étaient dans le fossé, à guetter, les yeux luisants, ne quittant pas la bête.

-Caporal, demanda Pache, d'une voix un peu tremblante, vous qui avez de l'idée, si vous pouviez le tuer sans lui faire du mal?

D'un geste de révolte, Jean refusa la cruelle besogne. Cette pauvre bête agonisante, oh! Non, non! Son premier mouvement venait d'être de fuir, d'emmener Maurice, pour ne prendre part ni l'un ni l'autre à l'affreuse boucherie. Mais, en voyant son compagnon si pâle, il se gronda ensuite de sa sensibilité. Après tout, mon Dieu! Les bêtes, c'était fait pour nourrir les gens. On ne pouvait pas se laisser mourir de faim, quand il y avait là de la viande. Et il fut content de voir Maurice se ragaillardir un peu à l'espoir qu'on dînerait, il dit lui-même de son air de bonne humeur:

-Ma foi, non, je n'ai pas d'idée, et s'il faut le tuer, sans lui faire du mal...

-Oh! Moi, je m'en fiche, interrompit Lapoulle. Vous allez voir!

Quand les deux nouveaux venus se furent assis dans le fossé, l'attente recommença. De temps à autre, un des hommes se levait, s'assurait que le cheval était bien toujours là, tendant le cou vers les souffles frais de la Meuse, vers le soleil couchant, pour en boire encore toute la vie. Puis, enfin, lorsque le crépuscule vint lentement, les six furent debout, dans ce guet sauvage, impatients de la nuit si paresseuse, regardant de toutes parts, avec une inquiétude effarée, si personne ne les voyait.

-Ah! zut! cria Chouteau, c'est le moment!

La campagne restait claire, d'une clarté louche d'entre chien et loup. Et Lapoulle courut le premier, suivi des cinq autres. Il avait pris dans le fossé une grosse pierre ronde, il se rua sur le cheval, se mit à lui défoncer le crâne, de ses deux bras raidis, comme avec une massue. Mais, dès le second coup, le cheval fit un effort pour se remettre debout. Chouteau et Loubet s'étaient jetés en travers de ses jambes, tâchaient de le maintenir, criaient aux autres de les aider. Il hennissait d'une voix presque humaine, éperdue et douloureuse, se débattait, les aurait cassés comme verre, s'il n'avait pas été déjà à demi mort d'inanition. Cependant, sa tête remuait trop, les coups ne portaient plus, Lapoulle ne pouvait le finir.

-Nom de Dieu! Qu'il a les os durs!... Tenez-le donc, que je le crève!

Jean et Maurice, glacés, n'entendaient pas les appels de Chouteau, restaient les bras ballants, sans se décider à intervenir.

Et Pache, brusquement, dans un élan instinctif de religieuse pitié, tomba sur la terre à deux genoux, joignit les mains, se mit à bégayer des prières, comme on en dit au chevet des agonisants.

-Seigneur, prenez pitié de lui...

Une fois encore, Lapoulle frappa à faux, n'enleva qu'une oreille au misérable cheval, qui se renversa, avec un grand cri.

-Attends, attends! gronda Chouteau. Il faut en finir, il nous ferait pincer... Ne le lâche pas, Loubet!

Dans sa poche, il venait de prendre son couteau, un petit couteau dont la lame n'était guère plus longue que le doigt. Et, vautré sur le corps de la bête, un bras passé à son cou, il enfonça cette lame, fouilla dans cette chair vivante, tailla des morceaux jusqu'à ce qu'il eût trouvé et tranché l'artère. D'un bond, il s'était jeté de côté, le sang jaillissait, se dégorgeait comme du canon d'une fontaine, tandis que les pieds s'agitaient et que de grands frissons convulsifs couraient sur la peau. Il fallut près de cinq minutes au cheval pour mourir. Ses grands yeux élargis, pleins d'une épouvante triste, s'étaient fixés sur les hommes hagards qui attendaient qu'il fût mort. Ils se troublèrent et s'éteignirent.

-Mon Dieu, bégayait Pache toujours à genoux, secourez-le, ayez- le en votre sainte garde...

Ensuite, quand il ne remua plus, ce fut un gros embarras, pour en tirer un bon morceau. Loubet, qui avait fait tous les métiers, indiquait bien comment il fallait s'y prendre, si l'on voulait avoir le filet. Mais, boucher maladroit, n'ayant d'ailleurs que le petit couteau, il se perdit dans cette chair toute chaude, encore palpitante de vie. Et Lapoulle, impatient, s'étant mis à l'aider en ouvrant le ventre, sans nécessité aucune, le carnage devint abominable. Une hâte féroce dans le sang et les entrailles répandues, des loups qui fouillaient à pleins crocs la carcasse d'une proie.

-Je ne sais pas bien quel morceau ça peut être, dit enfin Loubet en se relevant, les bras chargés d'un lambeau énorme de viande. Mais voilà tout de même de quoi nous en mettre par-dessus les yeux.

Jean et Maurice, saisis d'horreur, avaient détourné la tête. Cependant, la faim les pressait, ils suivirent la bande, quand elle galopa, pour ne point se faire surprendre près du cheval entamé. Chouteau venait de faire une trouvaille, trois grosses betteraves, oubliées, qu'il emportait. Loubet, pour se décharger les bras, avait jeté la viande sur les épaules de Lapoulle; tandis que Pache portait la marmite de l'escouade, qu'ils traînaient avec eux, en cas de chasse heureuse. Et les six galopaient, galopaient, sans reprendre haleine, comme poursuivis.

Tout d'un coup, Loubet arrêta les autres.

-C'est bête, faudrait savoir où nous allons faire cuire ça.

Jean, qui se calmait, proposa les carrières. Elles n'étaient pas à plus de trois cents mètres, il y avait là des trous cachés, où l'on pouvait allumer du feu, sans être vu. Mais, quand ils y furent, toutes sortes de difficultés se présentèrent. D'abord, la question du bois; et heureusement qu'ils découvrirent la brouette d'un cantonnier, dont Lapoulle fendit les planches, à coups de talon. Ensuite, ce fut l'eau potable qui manquait absolument. Dans la journée, le grand soleil avait séché les petits réservoirs naturels d'eau de pluie. Il existait bien une pompe, mais elle était trop loin, au château de la tour à Glaire, et l'on y faisait queue jusqu'à minuit, heureux encore lorsqu'un camarade, dans la bousculade, ne renversait pas du coude votre gamelle. Quant aux quelques puits du voisinage, ils étaient taris depuis deux jours, on n'en tirait plus que de la boue. Restait seulement l'eau de la Meuse, dont la berge se trouvait de l'autre côté de la route.