-J'y vas avec la marmite, proposa Jean.
Tous se récrièrent.
-Ah! non! nous ne voulons pas être empoisonnés, c'est plein de morts!
La Meuse, en effet, roulait des cadavres d'hommes et de chevaux. On en voyait, à chaque minute, passer, le ventre ballonné, déjà verdâtres, en décomposition. Beaucoup s'étaient arrêtés dans les herbes, sur les bords, empestant l'air, agités par le courant d'un frémissement continu. Et presque tous les soldats qui avaient bu de cette eau abominable, s'étaient trouvés pris de nausées et de dysenterie, à la suite d'affreuses coliques.
Il fallait se résigner pourtant. Maurice expliqua que l'eau, après avoir bouilli, ne serait plus dangereuse.
-Alors, j'y vas, répéta Jean, qui emmena Lapoulle.
Lorsque la marmite fut enfin au feu, pleine d'eau, avec la viande dedans, la nuit noire était venue. Loubet avait épluché les betteraves, pour les faire cuire dans le bouillon, un vrai fricot de l'autre monde, comme il disait; et tous activaient la flamme, en poussant sous la marmite les débris de la brouette. Leurs grandes ombres dansaient bizarrement, au fond de ce trou de roches. Puis, il leur devint impossible d'attendre davantage, ils se jetèrent sur le bouillon immonde, ils se partagèrent la viande avec leurs doigts égarés et tremblants, sans prendre le temps d'employer le couteau. Mais, malgré eux, leur coeur se soulevait. Ils souffraient surtout du manque de sel, leur estomac se refusait à garder cette bouillie fade des betteraves, ces morceaux de chair à moitié cuite, gluante, d'un goût d'argile. Presque tout de suite, des vomissements se déclarèrent. Pache ne put continuer, Chouteau et Loubet injurièrent cette satanée rosse de cheval, qu'ils avaient eu tant de peine à mettre en pot-au-feu, et qui leur fichait la colique. Seul, Lapoulle dîna copieusement; mais il faillit en crever, la nuit, lorsqu'il fut retourné avec les trois autres, sous les peupliers du canal, pour y dormir.
En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant le bras de Jean, l'avait entraîné par un sentier de traverse. Les camarades lui causaient une sorte de dégoût furieux, il venait de faire un projet, celui d'aller coucher dans le petit bois, où il avait passé la première nuit. C'était une bonne idée, que Jean approuva beaucoup, lorsqu'il se fut allongé sur le sol en pente, très sec, abrité par d'épais feuillages. Ils y restèrent jusqu'au grand jour, ils y dormirent même d'un profond sommeil, ce qui leur rendit quelque force.
Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient plus comment ils vivaient, ils furent simplement heureux de ce que le beau temps semblait se rétablir. Jean décida Maurice, malgré sa répugnance, à retourner au bord du canal, pour voir si leur régiment ne devait pas partir ce jour-là. Chaque jour, maintenant, il y avait des départs de prisonniers, des colonnes de mille à douze cents hommes, qu'on dirigeait sur les forteresses de l'Allemagne. L'avant-veille, ils avaient vu, devant le poste Prussien, un convoi d'officiers et de généraux qui allaient, à Pont-à-Mousson, prendre le chemin de fer. C'était, chez tous, une fièvre, une furieuse envie de quitter cet effroyable camp de la misère. Ah! si leur tour pouvait être venu! Et, quand ils retrouvèrent le 106e toujours campé sur la berge, dans le désordre croissant de tant de souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.
Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent qu'ils mangeraient. Depuis le matin, tout un commerce s'était établi entre les prisonniers et les Bavarois, par-dessus le canaclass="underline" on leur jetait de l'argent dans un mouchoir, et ils renvoyaient le mouchoir avec du gros pain bis ou du tabac grossier, à peine sec. Même des soldats qui n'avaient pas d'argent, étaient arrivés à faire des affaires, en leur lançant des gants blancs d'ordonnance, dont ils semblaient friands. Pendant deux heures, le long du canal, ce moyen barbare d'échange fit voler les paquets. Mais, Maurice ayant envoyé une pièce de cent sous dans sa cravate, le Bavarois qui lui renvoyait un pain, le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit farce méchante, que le pain tomba à l'eau. Alors, parmi les allemands, ce furent des rires énormes. Deux fois, Maurice s'entêta, et deux fois le pain fit un plongeon. Puis, attirés par les rires, des officiers accoururent, qui défendirent à leurs hommes de rien vendre aux prisonniers, sous peine de punitions sévères. Le commerce cessa, Jean dut calmer Maurice qui montrait les deux poings à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer ses pièces de cent sous.
La journée, malgré son grand soleil, fut terrible encore. Il y eut deux alertes, deux appels de clairon, qui firent courir Jean devant le hangar, où les distributions étaient censées avoir lieu. Mais, les deux fois, il ne reçut que des coups de coude, dans la bousculade. Les Prussiens, si remarquablement organisés, continuaient à montrer une incurie brutale à l'égard de l'armée vaincue. Sur les réclamations des généraux Douay et Lebrun, ils avaient bien fait amener quelques moutons, ainsi que des voitures de pains; seulement, les précautions étaient si mal prises, que les moutons se trouvaient enlevés, les voitures pillées, dès le pont, de sorte que les troupes campées à plus de cent mètres, ne recevaient toujours rien. Il n'y avait guère que les rôdeurs, les détrousseurs de convois, qui mangeaient. Aussi Jean, comprenant le truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice près du pont, pour guetter eux aussi la nourriture.
Il était quatre heures déjà, ils n'avaient rien mangé encore, par ce beau jeudi ensoleillé, lorsqu'ils eurent la joie, tout d'un coup, d'apercevoir Delaherche. Quelques bourgeois de Sedan obtenaient ainsi, à grand-peine, l'autorisation d'aller voir les prisonniers, auxquels ils portaient des provisions; et Maurice, plusieurs fois déjà, avait dit sa surprise de n'avoir aucune nouvelle de sa soeur. Dès qu'ils reconnurent de loin Delaherche, chargé d'un panier, ayant un pain sous chaque bras, ils se ruèrent; mais ils arrivèrent encore trop tard, une telle poussée s'était produite, que le panier et un des pains venaient d'y rester, enlevés, disparus, sans que le fabricant de drap eût pu lui-même se rendre compte de cet arrachement.
-Ah! mes pauvres amis! Balbutia-t-il, stupéfait, bouleversé, lui qui arrivait le sourire aux lèvres, l'air bonhomme et pas fier, dans son désir de popularité.
Jean s'était emparé du dernier pain, le défendait; et, tandis que Maurice et lui, assis au bord de la route, le dévoraient à grosses bouchées, Delaherche donnait des nouvelles. Sa femme, Dieu merci! Allait très bien. Seulement, il avait des inquiétudes pour le colonel, qui était tombé dans un grand accablement, bien que sa mère continuât à lui tenir compagnie du matin au soir.
-Et ma soeur? demanda Maurice.