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-Votre soeur, c'est vrai!... Elle m'accompagnait, c'était elle qui portait les deux pains. Seulement, elle a dû rester là-bas, de l'autre côté du canal. Jamais le poste n'a consenti à la laisser passer... Vous savez que les Prussiens ont rigoureusement interdit aux femmes l'entrée de la presqu'île.

Alors, il parla d'Henriette, de ses tentatives vaines pour voir son frère et lui venir en aide. Un hasard l'avait mise, dans Sedan, face à face avec le cousin Gunther, le capitaine de la garde Prussienne. Il passait de son air sec et dur, en affectant de ne pas la reconnaître. Elle-même, le coeur soulevé, comme devant un des assassins de son mari, avait d'abord hâté le pas. Puis, dans un brusque revirement, qu'elle ne s'expliquait point, elle était revenue, lui avait tout dit, la mort de Weiss, d'une voix rude de reproche. Et il n'avait eu qu'un geste vague, en apprenant cette mort affreuse d'un parent: c'était le sort de la guerre, lui aussi aurait pu être tué. Sur son visage de soldat, à peine un frémissement avait-il couru. Ensuite, lorsqu'elle lui avait parlé de son frère prisonnier, en le suppliant d'intervenir, pour qu'elle pût le voir, il s'était refusé à toute démarche. La consigne était formelle, il parlait de la volonté allemande comme d'une religion. En le quittant, elle avait eu la sensation nette qu'il se croyait en France comme un justicier, avec l'intolérance et la morgue de l'ennemi héréditaire, grandi dans la haine de la race qu'il châtiait.

-Enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours mangé, ce soir; et ce qui me désespère, c'est que je crains bien de ne pouvoir obtenir une autre permission.

Il leur demanda s'ils n'avaient pas de commissions à lui donner, il se chargea obligeamment de lettres écrites au crayon, que d'autres soldats lui confièrent, car on avait vu des Bavarois allumer leur pipe, en riant, avec les lettres qu'ils avaient promis de faire parvenir.

Puis, comme Maurice et Jean l'accompagnaient jusqu'au pont, Delaherche s'écria:

-Mais, tenez! La voici là-bas, Henriette!... Vous la voyez bien qui agite son mouchoir.

Au delà de la ligne des sentinelles, en effet, parmi la foule, on distinguait une petite figure mince, un point blanc qui palpitait dans le soleil. Et tous deux, très émus, les yeux humides, levèrent les bras, répondirent d'un furieux branle de la main.

Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa la plus abominable des journées. Pourtant, après une nouvelle nuit tranquille dans le petit bois, il avait eu la chance de manger encore du pain, Jean ayant découvert, au château de Villette, une femme qui en vendait, à dix francs la livre. Mais, ce jour-là, ils assistèrent à une effrayante scène, dont le cauchemar les hanta longtemps.

La veille, Chouteau avait remarqué que Pache ne se plaignait plus, l'air étourdi et content, comme un homme qui aurait dîné à sa faim. Tout de suite, il eut l'idée que le sournois devait avoir une cachette quelque part, d'autant plus que, ce matin-là, il venait de le voir s'éloigner pendant près d'une heure, puis reparaître, avec un sourire en dessous la bouche pleine. Sûrement, une aubaine lui était tombée, des provisions ramassées dans quelque bagarre. Et Chouteau exaspérait Loubet et Lapoulle, ce dernier surtout. Hein? Quel sale individu, s'il avait à manger, de ne pas partager avec les camarades!

-Vous ne savez pas, ce soir, nous allons le suivre... Nous verrons s'il ose s'emplir tout seul, quand de pauvres bougres crèvent à côté de lui.

-Oui, oui! C'est ça, nous le suivrons! répéta violemment Lapoulle. Nous verrons bien!

Il serrait les poings, le seul espoir de manger enfin le rendait fou. Son gros appétit le torturait plus que les autres, son tourment devenait tel, qu'il avait essayé de mâcher de l'herbe. Depuis l'avant-veille, depuis la nuit où la viande de cheval aux betteraves lui avait donné une dysenterie affreuse, il était à jeun, si maladroit de son grand corps, malgré sa force, que, dans la bousculade du pillage des vivres, il n'attrapait jamais rien. Il aurait payé de son sang une livre de pain.

Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les arbres de la tour à Glaire, et les trois autres, prudemment, filèrent derrière lui.

-Faut pas qu'il se doute, répétait Chouteau. Méfiez-vous, s'il se retourne.

Mais, cent pas plus loin, Pache, évidemment, se crut seul, car il se mit à marcher d'un pas rapide, sans même jeter un regard en arrière. Et ils purent aisément le suivre jusque dans les carrières voisines, ils arrivèrent sur son dos, comme il dérangeait deux grosses pierres, pour prendre une moitié de pain dessous. C'était la fin de ses provisions, il avait encore de quoi faire un repas.

-Nom de Dieu de cafard! Hurla Lapoulle, voilà donc pourquoi tu te caches!... Tu vas me donner ça, c'est ma part!

Donner son pain, pourquoi donc? Si chétif qu'il fût, une colère le redressa, tandis qu'il serrait le morceau de toutes ses forces sur son coeur. Lui aussi avait faim.

-Fiche-moi la paix, entends-tu! C'est à moi!

Puis, devant le poing levé de Lapoulle, il prit sa course, galopant, dévalant des carrières dans les terres nues, du côté de Donchery. Les trois autres le poursuivaient, haletants, à toutes jambes. Mais il gagnait du terrain, plus léger, pris d'une telle peur, si entêté à garder son bien, qu'il semblait emporté par le vent. Il avait franchi près d'un kilomètre, il approchait du petit bois, au bord de l'eau, lorsqu'il rencontra Jean et Maurice, qui revenaient à leur gîte de la nuit. Au passage, il leur jeta un cri de détresse, tandis que ceux-ci, étonnés de cette chasse à l'homme, dont l'enragé galop passait devant eux, restaient plantés au bord d'un champ. Et ce fut ainsi qu'ils virent tout.

Le malheur voulut que Pache, buttant contre une pierre, s'abattit. Déjà les trois autres arrivaient, jurant, hurlant, fouettés par la course, pareils à des loups lâchés sur une proie.

-Donne ça, nom de Dieu! cria Lapoulle, ou je te fais ton affaire!

Et il levait de nouveau le poing, lorsque Chouteau lui passa, grand ouvert, le couteau mince, qui lui avait servi à saigner le cheval.

-Tiens! Le couteau!

Mais Jean s'était précipité, pour empêcher un malheur, perdant la tête lui aussi, parlant de les fourrer tous au bloc; ce qui le fit traiter par Loubet de Prussien, avec un mauvais rire, puisqu'il n'y avait plus de chefs et que les Prussiens seuls commandaient.

-Tonnerre de Dieu! répétait Lapoulle, veux-tu me donner ça!

Malgré la terreur dont il était blême, Pache serra davantage le pain contre sa poitrine, dans son obstination de paysan affamé qui ne lâche rien de ce qui est à lui.

-Non!

Alors, ce fut fini, la brute lui planta le couteau dans la gorge, si violemment, que le misérable ne cria même pas. Ses bras se détendirent, le morceau de pain roula par terre, dans le sang qui avait jailli.

Devant ce meurtre imbécile et fou, Maurice, immobile jusque-là, parut lui-même être pris brusquement de folie. Il menaçait les trois hommes du geste, il les traitait d'assassins, avec une telle véhémence, que tout son corps en tremblait. Mais Lapoulle ne semblait même pas l'entendre. Resté par terre, accroupi près du corps, il dévorait le pain, éclaboussé de gouttes rouges; il avait un air de stupidité farouche, comme étourdi par le gros bruit de ses mâchoires; tandis que Chouteau et Loubet, à le voir si terrible dans son assouvissement, n'osaient pas même lui réclamer leur part.