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La nuit était complètement venue, une nuit claire, au beau ciel étoilé; et Maurice et Jean, qui avaient gagné leur petit bois, ne virent bientôt plus que Lapoulle, rôdant le long de la Meuse. Les deux autres avaient disparu, retournés sans doute au bord du canal, inquiets de ce corps qu'ils laissaient derrière eux. Lui, au contraire, semblait craindre d'aller là-bas, rejoindre les camarades. Après l'étourdissement du meurtre, alourdi par la digestion du gros morceau de pain avalé trop vite, il était évidemment saisi d'une angoisse, qui le faisait s'agiter, n'osant reprendre la route que barrait le cadavre, piétinant sans fin sur la berge, d'un pas vacillant d'irrésolution. Le remords s'éveillait-il, au fond de cette âme obscure? Ou bien n'était-ce que la terreur d'être découvert? Il allait et venait ainsi qu'une bête devant les barreaux de sa cage, avec un besoin subit et grandissant de fuir, un besoin douloureux comme un mal physique, dont il sentait qu'il mourrait, s'il ne le contentait pas. Au galop, au galop, il lui fallait sortir tout de suite de cette prison où il venait de tuer. Pourtant, il s'affaissa, il resta longtemps vautré parmi les herbes de la rive.

Dans sa révolte, Maurice, lui aussi, disait à Jean:

-Écoute, je ne puis plus rester. Je t'assure que je vais devenir fou... Ca m'étonne que le corps ait résisté, je ne me porte pas trop mal. Mais la tête déménage, oui! Elle déménage, c'est certain. Si tu me laisses encore un jour dans cet enfer, je suis perdu... Je t'en prie, partons, partons tout de suite!

Et il se mit à lui expliquer des plans extravagants d'évasion. Ils allaient traverser la Meuse à la nage, se jeter sur les sentinelles, les étrangler avec un bout de corde qu'il avait dans sa poche; ou encore ils les assommeraient à coups de pierre; ou encore ils les achèteraient à prix d'argent, revêtiraient leurs uniformes, pour franchir les lignes Prussiennes.

-Mon petit, tais-toi! répétait Jean désespéré, ça me fait peur de t'entendre dire des bêtises. Est-ce que c'est raisonnable, est- ce que c'est possible, tout ça? ... Demain, nous verrons. Tais- toi!

Lui, bien qu'il eût également le coeur abreuvé de colère et de dégoût, gardait son bon sens, dans l'affaiblissement de la faim, parmi les cauchemars de cette vie qui touchait le fond de la misère humaine. Et, comme son compagnon s'affolait davantage, voulait se jeter à la Meuse, il dut le retenir, le violenter même, les yeux pleins de larmes, suppliant et grondant. Puis, tout d'un coup:

-Tiens! Regarde!

Un clapotement d'eau venait de se faire entendre. Ils virent Lapoulle, qui s'était décidé à se laisser glisser dans la rivière, après avoir enlevé sa capote, pour qu'elle ne gênât pas ses mouvements; et la tache de sa chemise faisait une blancheur très visible, au fil du courant mouvant et noir. Il nageait, il remontait doucement, guettant sans doute le point où il pourrait aborder; tandis que, sur l'autre berge, on distinguait très bien les minces silhouettes des sentinelles immobiles. Déchirant la nuit, il y eut un brusque éclair, un coup de feu qui alla rouler jusqu'aux roches de Montimont. L'eau, simplement, bouillonna, comme sous le choc de deux rames affolées qui l'auraient battue. Et ce fut tout, le corps de Lapoulle, la tache blanche se mit à descendre, abandonnée et molle dans le courant.

Le lendemain, un samedi, dès l'aube, Jean ramena Maurice au campement du 106e, avec le nouvel espoir qu'on partirait ce jour- là. Mais il n'y avait pas d'ordre, le régiment semblait comme oublié. Beaucoup étaient partis, la presqu'île se vidait, et ceux qu'on laissait là tombaient à une maladie noire. Depuis huit grands jours, la démence germait et montait dans cet enfer. La cessation des pluies, le lourd soleil de plomb n'avait fait que changer le supplice. Des chaleurs excessives achevaient d'épuiser les hommes, donnaient aux cas de dysenterie un caractère épidémique inquiétant. Les déjections, les excréments de toute cette armée malade empoisonnaient l'air d'émanations infectes. On ne pouvait plus longer la Meuse ni le canal, tellement la puanteur des chevaux et des soldats noyés, pourrissant parmi les herbes, était forte. Et, dans les champs, les chevaux morts d'inanition se décomposaient, soufflaient si violemment la peste, que les Prussiens, qui commençaient à craindre pour eux, avaient apporté des pioches et des pelles, en forçant les prisonniers à enterrer les corps.

Ce samedi-là, d'ailleurs, la disette cessa. Comme on était moins nombreux et que des vivres arrivaient de toutes parts, on passa d'un coup de l'extrême dénuement à l'abondance la plus large. On eut à volonté du pain, de la viande, du vin même, on mangea du lever au coucher du soleil, à en mourir. La nuit tomba, qu'on mangeait encore, et l'on mangea jusqu'au lendemain matin. Beaucoup en crevèrent.

Pendant la journée, Jean n'avait eu que la préoccupation de surveiller Maurice, qu'il sentait capable de toutes les extravagances. Il avait bu, il parlait de souffleter un officier allemand, pour qu'on l'emmenât. Et, le soir, Jean, ayant découvert, dans les dépendances de la tour à Glaire, un coin de cave libre, il crut sage d'y venir coucher avec son compagnon, qu'une bonne nuit calmerait peut-être. Mais ce fut la nuit la plus affreuse de leur séjour, une nuit d'épouvantement, durant laquelle ils ne purent fermer les yeux. D'autres soldats emplissaient la cave, deux étaient allongés dans le même coin, qui se mouraient, vidés par la dysenterie; et, dès que l'obscurité fut complète, ils ne cessèrent plus, des plaintes sourdes, des cris inarticulés, une agonie dont le râle allait en grandissant. Au fond des ténèbres, ce râle prenait une telle abomination, que les autres hommes couchés à côté, voulant dormir, se fâchaient, criaient aux mourants de se taire. Ceux-ci n'entendaient pas, le râle continuait, revenait, emportait tout; pendant que, du dehors, arrivait la clameur d'ivresse des camarades qui mangeaient encore, sans pouvoir se rassasier.

Alors, la détresse commença pour Maurice. Il avait tâché de fuir cette plainte d'horrible douleur qui lui mettait à la peau une sueur d'angoisse; mais, comme il se levait, à tâtons, il avait marché sur des membres, il était retombé par terre, muré avec ces mourants. Et il n'essayait même plus de s'échapper. Tout l'effroyable désastre s'évoquait, depuis le départ de Reims, jusqu'à l'écrasement de Sedan. Il lui semblait que la passion de l'armée de Châlons s'achevait seulement cette nuit-là, dans la nuit d'encre de cette cave, où râlaient deux soldats, qui empêchaient les camarades de dormir. L'armée de la désespérance, le troupeau expiatoire, envoyé en holocauste, avait payé les fautes de tous du flot rouge de son sang, à chacune de ses stations. Et, maintenant, égorgée sans gloire, couverte de crachats, elle tombait au martyre, sous ce châtiment qu'elle n'avait pas mérité si rude. C'était trop, il en était soulevé de colère, affamé de justice, dans un besoin brûlant de se venger du destin.

Lorsque l'aube parut, l'un des soldats était mort, l'autre râlait toujours.

-Allons, viens, mon petit, dit Jean avec douceur. Nous allons prendre l'air, ça vaudra mieux.

Mais, dehors, par la belle matinée déjà chaude, lorsque tous deux eurent suivi la berge et se trouvèrent près du village d'Iges, Maurice s'exalta davantage, le poing tendu, là-bas, vers le vaste horizon ensoleillé du champ de bataille, le plateau d'Illy en face, Saint-Menges à gauche, le bois de la Garenne à droite.