-Non, non! Je ne peux plus, je ne peux plus voir ça! C'est d'avoir ça devant moi qui me troue le coeur et me fend le crâne... Emmène-moi, emmène-moi tout de suite!
Ce jour-là était encore un dimanche, des volées de cloche venaient de Sedan, tandis qu'on entendait déjà au loin une musique allemande. Mais le 106e n'avait toujours pas d'ordre, et Jean, effrayé du délire croissant de Maurice, se décida à tenter un moyen qu'il mûrissait depuis la veille. Devant le poste Prussien, sur la route, un départ se préparait, celui d'un autre régiment, le 5e de ligne. Une grande confusion régnait dans la colonne, dont un officier, parlant mal le Français, n'arrivait pas à faire le recensement. Et, tous deux alors, ayant arraché de leur uniforme le collet et les boutons, pour n'être pas trahis par le numéro, filèrent au milieu de la cohue, passèrent le pont, se trouvèrent dehors. Sans doute, Chouteau et Loubet avaient eu la même idée, car ils les aperçurent derrière eux, avec leurs regards inquiets d'assassin.
Ah! quel soulagement, à cette première minute heureuse! Dehors, il semblait que ce fût une résurrection, la lumière vivante, l'air sans bornes, le réveil fleuri de toutes les espérances. Quel que pût être leur malheur à présent, ils ne le redoutaient plus, ils en riaient, au sortir de cet effrayant cauchemar du camp de la misère.
III
Pour la dernière fois, le matin, Jean et Maurice venaient d'entendre les sonneries si gaies des clairons Français; et ils marchaient maintenant, en route pour l'Allemagne, parmi le troupeau des prisonniers, que précédaient et suivaient des pelotons de soldats Prussiens, tandis que d'autres les surveillaient, à gauche et à droite, la baïonnette au fusil. On n'entendait plus, à chaque poste, que les trompettes allemandes, aux notes aigres et tristes.
Maurice fut heureux de constater que la colonne tournait à gauche et qu'elle traverserait Sedan. Peut-être aurait-il la chance d'apercevoir une fois encore sa soeur Henriette. Mais les cinq kilomètres qui séparaient la presqu'île d'Iges de la ville, suffirent pour gâter sa joie de se sentir hors du cloaque, où il avait agonisé pendant neuf jours. C'était un autre supplice, ce convoi pitoyable de prisonniers, des soldats sans armes, les mains ballantes, menés comme des moutons, dans un piétinement hâtif et peureux. Vêtus de loques, souillés d'avoir été abandonnés dans leur ordure, amaigris par un jeûne d'une grande semaine, ils ne ressemblaient plus qu'à des vagabonds, des rôdeurs louches, que des gendarmes auraient ramassés par les routes, d'un coup de filet. Dès le faubourg De Torcy, comme des hommes s'arrêtaient et que des femmes se mettaient sur les portes, d'un air de sombre commisération, un flot de honte étouffa Maurice, il baissa la tête, la bouche amère.
Jean, d'esprit pratique et de peau plus dure, ne songeait qu'à leur sottise, de n'avoir pas emporté chacun un pain. Dans l'effarement de leur départ, ils s'en étaient même allés à jeun; et la faim, une fois encore, leur cassait les jambes. D'autres prisonniers devaient être dans le même cas, car plusieurs tendaient de l'argent, suppliaient qu'on leur vendît quelque chose. Il y en avait un, très grand, l'air très malade, qui agitait une pièce d'or, l'offrant au bout de son long bras, par- dessus la tête des soldats de l'escorte, avec le désespoir de ne rien trouver à acheter. Et ce fut alors que Jean, qui guettait, aperçut de loin, devant une boulangerie, une douzaine de pains en tas. Tout de suite, avant les autres, il jeta cent sous, voulut prendre deux de ces pains. Puis, comme le Prussien qui se trouvait près de lui, le repoussait brutalement, il s'entêta à ramasser au moins sa pièce. Mais, déjà, le capitaine, auquel la surveillance de la colonne était confiée, un petit chauve, de figure insolente, accourait. Il leva sur Jean la crosse de son revolver, il jura qu'il fendrait la tête au premier qui oserait bouger. Et tous avaient plié les épaules, baissé les yeux, tandis que la marche continuait, avec le sourd roulement des pieds, dans cette soumission frémissante du troupeau.
-Oh! Le gifler, celui-là! murmura ardemment Maurice, le gifler, lui casser les dents d'un revers de main!
Dès lors, la vue de ce capitaine, de cette méprisante figure à gifles, lui devint insupportable. D'ailleurs, on entrait dans Sedan, on passait sur le pont de Meuse; et les scènes de brutalité se renouvelaient, se multipliaient. Une femme, une mère sans doute, qui voulait embrasser un sergent tout jeune, venait d'être écartée d'un coup de crosse, si violemment, qu'elle en était tombée à terre. Sur la place Turenne, ce furent des bourgeois qu'on bouscula, parce qu'ils jetaient des provisions aux prisonniers. Dans la Grande-Rue, un de ceux-ci, ayant glissé en prenant une bouteille qu'une dame lui offrait, fut relevé à coups de botte. Sedan, qui depuis huit jours voyait ainsi passer ce misérable bétail de la défaite, conduit au bâton, ne s'y accoutumait pas, était agité, à chaque défilé nouveau, d'une fièvre sourde de pitié et de révolte.
Cependant, Jean, lui aussi, songeait à Henriette; et brusquement, l'idée de Delaherche lui vint. Il poussa du coude son ami.
-Hein? Tout à l'heure, ouvre l'oeil, si nous passons dans la rue!
En effet, dès qu'ils entrèrent dans la rue Maqua, ils aperçurent de loin plusieurs têtes, penchées à une des fenêtres monumentales de la fabrique. Puis, ils reconnurent Delaherche et sa femme Gilberte, accoudés, ayant, derrière eux, debout, la haute figure sévère de Madame Delaherche. Ils avaient des pains, le fabricant les lançait aux affamés qui tendaient des mains tremblantes, implorantes.
Maurice, tout de suite, avait remarqué que sa soeur n'était pas là; tandis que Jean, inquiet de voir les pains voler, craignit qu'il n'en restât pas un pour eux. Il agita le bras, criant:
-À nous! à nous!
Ce fut, chez les Delaherche, une surprise presque joyeuse. Leur visage, pâli de pitié, s'éclaira, tandis que des gestes, heureux de la rencontre, leur échappaient. Et Gilberte tint à jeter elle- même le dernier pain dans les bras de Jean, ce qu'elle fit avec une si aimable maladresse, qu'elle en éclata d'un joli rire.
Ne pouvant s'arrêter, Maurice se retourna, demandant à la volée, d'un ton inquiet d'interrogation:
-Et Henriette? Henriette?
Alors, Delaherche répondit par une longue phrase. Mais sa voix se perdit, au milieu du roulement des pieds. Il dut comprendre que le jeune homme ne l'avait pas entendu, car il multiplia les signes, il en répéta un surtout, là-bas, vers le sud. Déjà, la colonne s'engageait dans la rue du Ménil, la façade de la fabrique disparut, avec les trois têtes qui se penchaient, tandis qu'une main agitait un mouchoir.
-Qu'est-ce qu'il a dit? demanda Jean.
Maurice, tourmenté, regardait en arrière, vainement.
-Je ne sais pas, je n'ai pas compris... Me voilà dans l'inquiétude, tant que je n'aurai pas de nouvelles.
Et le piétinement continuait, les Prussiens hâtaient encore la marche avec leur brutalité de vainqueurs, le troupeau sortit de Sedan par la porte du Ménil, allongé en une file étroite qui galopait, comme dans la peur des chiens.