Lorsqu'ils traversèrent Bazeilles, Jean et Maurice songèrent à Weiss, cherchèrent les cendres de la petite maison, si vaillamment défendue. On leur avait conté, au camp de la misère, la dévastation du village, les incendies, les massacres; et ce qu'ils voyaient dépassait les abominations rêvées. Après douze jours, les tas de décombres fumaient encore. Des murs croulants s'étaient abattus, il ne restait pas dix maisons intactes. Mais ce qui les consola un peu, ce fut de rencontrer des brouettes, des charrettes pleines de casques et de fusils Bavarois, ramassés après la lutte. Cette preuve qu'on en avait tué beaucoup, de ces égorgeurs et de ces incendiaires, les soulageait.
C'était à Douzy que devait avoir lieu la grande halte, pour permettre aux hommes de déjeuner. On n'y arriva point sans souffrance. Très vite, les prisonniers se fatiguaient, épuisés par leur jeûne. Ceux qui, la veille, s'étaient gorgés de nourriture, avaient des vertiges, alourdis, les jambes cassées; car cette gloutonnerie, loin de réparer leurs forces perdues, n'avait fait que les affaiblir davantage. Aussi, lorsqu'on s'arrêta dans un pré, à gauche du village, les malheureux se laissèrent-ils tomber sur l'herbe, sans courage pour manger. Le vin manquait, des femmes charitables qui voulurent s'approcher avec des bouteilles, furent chassées par les sentinelles. Une d'elles, prise de peur, tomba, se démit le pied; et il y eut des cris, des larmes, toute une scène révoltante, pendant que les Prussiens, qui avaient confisqué les bouteilles, les buvaient. Cette tendresse pitoyable des paysans pour les pauvres soldats emmenés en captivité, se manifestait ainsi à chaque pas, tandis qu'on les disait d'une rudesse farouche envers les généraux. À Douzy même, quelques jours auparavant, les habitants avaient hué un convoi de généraux qui se rendaient, sur parole, à Pont-à-Mousson. Les routes n'étaient pas sûres pour les officiers: des hommes en blouse, des soldats évadés, des déserteurs peut-être, sautaient sur eux avec des fourches, voulaient les massacrer, ainsi que des lâches et des vendus, dans cette légende de la trahison, qui, vingt ans plus tard, devait encore vouer à l'exécration de ces campagnes tous les chefs ayant porté l'épaulette.
Maurice et Jean mangèrent la moitié de leur pain, qu'ils eurent la chance d'arroser de quelques gorgées d'eau-de-vie, un brave fermier étant parvenu à emplir leur gourde. Mais, ce qui fut terrible ensuite, ce fut de se remettre en route. On devait coucher à Mouzon, et bien que l'étape se trouvât courte, l'effort à faire paraissait excessif. Les hommes ne purent se relever sans crier, tellement leurs membres las se raidissaient au moindre repos. Beaucoup, dont les pieds saignaient, se déchaussèrent, pour continuer la marche. La dysenterie les ravageait toujours, il en tomba un, dès le premier kilomètre, qu'on dut pousser contre un talus. Deux autres, plus loin, s'affaissèrent au pied d'une haie, où une vieille femme ne les ramassa que le soir. Tous chancelaient, en s'appuyant sur des cannes, que les Prussiens, par dérision peut-être, leur avaient permis de couper, à la lisière d'un petit bois. Ce n'était plus qu'une débandade de gueux, couverts de plaies, hâves et sans souffle. Et les violences se renouvelaient, ceux qui s'écartaient, même pour quelque besoin naturel, étaient ramenés à coups de bâton. À la queue, le peloton formant l'escorte avait l'ordre de pousser les traînards, la baïonnette dans les reins. Un sergent ayant refusé d'aller plus loin, le capitaine commanda à deux hommes de le prendre sous les bras, de le traîner, jusqu'à ce que le misérable consentît à marcher de nouveau. Et c'était surtout le supplice, cette figure à gifles, ce petit officier chauve, qui abusait de ce qu'il parlait très correctement le Français, pour injurier les prisonniers dans leur langue, en phrases sèches et cinglantes comme des coups de cravache.
-Oh! répétait rageusement Maurice, le tenir, celui-là, et lui tirer tout son sang, goutte à goutte!
Il était à bout de force, plus malade encore de colère rentrée que d'épuisement. Tout l'exaspérait, jusqu'à ces sonneries aigres des trompettes Prussiennes, qui l'auraient fait hurler comme une bête, dans l'énervement de sa chair. Jamais il n'arriverait à la fin du cruel voyage, sans se faire casser la tête. Déjà, lorsqu'on traversait le moindre des hameaux, il souffrait affreusement, en voyant les femmes qui le regardaient d'un air de grande pitié. Que serait-ce, quand on entrerait en Allemagne, que les populations des villes se bousculeraient, pour l'accueillir, au passage, d'un rire insultant? Et il évoquait les wagons à bestiaux où l'on allait les entasser, les dégoûts et les tortures de la route, la triste existence des forteresses, sous le ciel d'hiver, chargé de neige. Non, non! Plutôt la mort tout de suite, plutôt risquer de laisser sa peau au détour d'un chemin, sur la terre de France, que de pourrir là-bas, au fond d'une casemate noire, pendant des mois peut-être!
-Écoute, dit-il tout bas à Jean, qui marchait près de lui, nous allons attendre de passer le long d'un bois, et d'un saut nous filerons parmi les arbres... La frontière belge n'est pas loin, nous trouverons bien quelqu'un pour nous y conduire.
Jean eut un frémissement, d'esprit plus net et plus froid, malgré la révolte qui finissait par le faire rêver aussi d'évasion.
-Es-tu fou! Ils tireront, nous y resterons tous les deux.
Mais, d'un geste, Maurice disait qu'il y avait des chances pour qu'on les manquât, et puis, après tout, que, s'ils y restaient, ce serait tant pis!
-Bon! continua Jean, mais Qu'est-ce que nous deviendrons, ensuite, avec nos uniformes? Tu vois bien que la campagne est pleine de postes Prussiens. Il faudrait au moins d'autres vêtements... C'est trop dangereux, mon petit, jamais je ne te laisserai faire une pareille folie.
Et il dut le retenir, il lui avait pris le bras, il le serrait contre lui, comme s'ils se fussent soutenus mutuellement, pendant qu'il continuait à le calmer, de son air bourru et tendre.
Derrière leur dos, à ce moment, des voix chuchotantes leur firent tourner la tête. C'étaient Chouteau et Loubet, partis le matin, en même temps qu'eux, de la presqu'île d'Iges, et qu'ils avaient évités jusque-là. Maintenant, les deux gaillards marchaient sur leurs talons. Chouteau devait avoir entendu les paroles de Maurice, son plan de fuite au travers d'un taillis, car il le reprenait pour son compte. Il murmurait dans leur cou:
-Dites donc, nous en sommes. C'est une riche idée, de foutre le camp. Déjà, des camarades sont partis, nous n'allons bien sûr pas nous laisser traîner comme des chiens jusque dans le pays à ces cochons... Hein? à nous quatre, ça va-t-il, de prendre un courant d'air?
Maurice s'enfiévrait de nouveau, et Jean dut se retourner, pour dire au tentateur:
-Si tu es pressé, cours devant... Qu'est-ce que tu espères donc?
Devant le clair regard du caporal, Chouteau se troubla un peu. Il lâcha la raison vraie de son insistance.
-Dame! Si nous sommes quatre, ça sera plus commode... Y en aura toujours bien un ou deux qui passeront.
Alors, d'un signe énergique de la tête, Jean refusa tout à fait. Il se méfiait du monsieur, comme il disait, il craignait quelque traîtrise. Et il lui fallut employer toute son autorité sur Maurice, pour l'empêcher de céder, car une occasion se présentait justement, on longeait un petit bois très touffu, qu'un champ obstrué de broussailles séparait seul de la route. Traverser ce champ au galop, disparaître dans le fourré, n'était-ce pas le salut?