Jusque-là, Loubet n'avait rien dit. Son nez inquiet flairait le vent, ses yeux vifs de garçon adroit guettaient la minute favorable, dans sa résolution bien arrêtée de ne pas aller moisir en Allemagne. Il devait se fier à ses jambes et à sa malignité, qui l'avaient toujours tiré d'affaire. Et, brusquement, il se décida.
-Ah! zut! j'en ai assez, je file!
D'un bond, il s'était jeté dans le champ voisin, lorsque Chouteau l'imita, galopant à son côté. Tout de suite, deux Prussiens de l'escorte se mirent à leur poursuite, sans qu'aucun autre songeât à les arrêter d'une balle. Et la scène fut si brève, qu'on ne put d'abord s'en rendre compte. Loubet, faisant des crochets parmi les broussailles, allait s'échapper sûrement, tandis que Chouteau, moins agile, était déjà sur le point d'être pris. Mais, d'un suprême effort, celui-ci regagna du terrain, se jeta entre les jambes du camarade, qu'il culbuta; et, pendant que les deux Prussiens se précipitaient sur l'homme à terre, pour le maintenir, l'autre sauta dans le bois, disparut. Quelques coups de feu partirent, on se souvenait des fusils. Il y eut même, parmi les arbres, une tentative de battue, inutile.
À terre, cependant, les deux soldats assommaient Loubet. Hors de lui, le capitaine s'était précipité, parlant de faire un exemple; et, devant cet encouragement, les coups de pied, les coups de crosse continuaient de pleuvoir, si bien que, lorsqu'on releva le malheureux, il avait un bras cassé et la tête fendue. Il expira, avant d'arriver à Mouzon, dans la petite charrette d'un paysan, qui avait bien voulu le prendre.
-Tu vois, se contenta de murmurer Jean à l'oreille de Maurice.
D'un regard, là-bas, vers le bois impénétrable, tous deux disaient leur colère contre le bandit qui galopait, libre maintenant; tandis qu'ils finissaient par se sentir pleins de pitié pour le pauvre diable, sa victime, un fricoteur qui ne valait sûrement pas cher, mais tout de même un garçon gai, débrouillard et pas bête. Voilà comment il se faisait que, si malin qu'on fût, on se laissait tout de même manger un jour!
À Mouzon, malgré cette leçon terrible, Maurice fut de nouveau hanté par son idée fixe de fuir. On était arrivé dans un tel état de lassitude, que les Prussiens durent aider les prisonniers, pour dresser les quelques tentes mises à leur disposition. Le campement se trouvait, près de la ville, dans un terrain bas et marécageux; et le pis était qu'un autre convoi y ayant campé la veille, le sol disparaissait sous l'ordure: un véritable cloaque, d'une saleté immonde. Il fallut, pour se protéger, étaler à terre de larges pierres plates, qu'on eut la chance de découvrir près de là. La soirée, d'ailleurs, fut moins dure, la surveillance des Prussiens se relâchait un peu, depuis que le capitaine avait disparu, installé sans doute dans quelque auberge. D'abord, les sentinelles tolérèrent que des enfants jetassent aux prisonniers des fruits, des pommes et des poires, par-dessus leurs têtes. Ensuite, elles laissèrent les habitants du voisinage envahir le campement, de sorte qu'il y eut bientôt une foule de marchands improvisés, des hommes et des femmes qui débitaient du pain, du vin, même des cigares. Tous ceux qui avaient de l'argent, mangèrent, burent, fumèrent. Sous le pâle crépuscule, cela mettait comme un coin de marché forain, d'une bruyante animation.
Mais, derrière leur tente, Maurice s'exaltait, répétait à Jean:
-Je ne peux plus, je filerai, dès que la nuit va être noire... Demain, nous nous éloignerons de la frontière, il ne sera plus temps.
-Eh bien! Filons, finit par dire Jean, à bout de résistance, cédant lui aussi à cette hantise de la fuite. Nous le verrons, si nous y laissons la peau.
Seulement, il dévisagea dès lors les vendeurs, autour de lui. Des camarades venaient de se procurer des blouses et des pantalons, le bruit courait que des habitants charitables avaient créé de véritables magasins de vêtements, pour faciliter les évasions de prisonniers. Et, presque tout de suite, son attention fut attirée par une belle fille, une grande blonde de seize ans, aux yeux superbes, qui tenait à son bras trois pains dans un panier. Elle ne criait pas sa marchandise comme les autres, elle avait un sourire engageant et inquiet, la démarche hésitante. Lui, la regarda fixement, et leurs regards se rencontrèrent, restèrent un instant l'un dans l'autre. Alors, elle s'approcha, avec son sourire embarrassé de belle fille qui s'offrait.
-Voulez-vous du pain?
Il ne répondit pas, l'interrogea d'un petit signe. Puis, comme elle disait oui, de la tête, il se hasarda, à voix très basse.
-Il y a des vêtements?
-Oui, sous les pains.
Et, très haut, elle se décida à crier sa marchandise: «du pain! Du pain! Qui achète du pain?» Mais, quand Maurice voulut lui glisser vingt francs, elle retira la main d'un geste brusque, elle se sauva, après leur avoir laissé le panier. Ils la virent pourtant qui se retournait encore, qui leur jetait le rire tendre et ému de ses beaux yeux.
Lorsqu'ils eurent le panier, Jean et Maurice tombèrent dans un trouble extrême. Ils s'étaient écartés de leur tente, et jamais ils ne purent la retrouver, tellement ils s'effaraient. Où se mettre? Comment changer de vêtements? Ce panier, que Jean portait d'un air gauche, il leur semblait que tout le monde le fouillait des yeux, en voyait au grand jour le contenu. Enfin, ils se décidèrent, entrèrent dans la première tente vide, où, éperdument, ils passèrent chacun un pantalon et une blouse, après avoir remis sous les pains leurs effets d'uniforme. Et ils abandonnèrent le tout. Mais ils n'avaient trouvé qu'une casquette de laine, dont Jean avait forcé Maurice à se coiffer. Lui, nu-tête, exagérant le péril, se croyait perdu. Aussi s'attardait-il, en quête d'une coiffure quelconque, lorsque l'idée lui vint d'acheter son chapeau à un vieil homme très sale qui vendait des cigares.
-À trois sous pièce, à cinq sous les deux, les cigares de Bruxelles!
Depuis la bataille de Sedan, il n'y avait plus de douane, tout le flot belge entrait librement; et le vieil homme en guenilles venait de réaliser de très beaux bénéfices, ce qui ne l'empêcha pas d'avoir de grosses prétentions, lorsqu'il eut compris pourquoi l'on voulait acheter son chapeau, un feutre graisseux, troué de part en part. Il ne le lâcha que contre deux pièces de cent sous, en geignant qu'il allait sûrement s'enrhumer.
Jean, d'ailleurs, venait d'avoir une autre idée, celle de lui acheter aussi son fonds de magasin, les trois douzaines de cigares qu'il promenait encore. Et, sans attendre, le chapeau enfoncé sur les yeux, il cria, d'une voix traînante:
-À trois sous les deux, à trois sous les deux, les cigares de Bruxelles!
Cette fois, c'était le salut. Il fit signe à Maurice de le précéder. Celui-ci avait eu la chance de ramasser par terre un parapluie; et, comme il tombait quelques gouttes d'eau, il l'ouvrit tranquillement, pour traverser la ligne des sentinelles.
-À trois sous les deux, à trois sous les deux, les cigares de Bruxelles!
En quelques minutes, Jean fut débarrassé de sa marchandise. On se pressait, on riait: en voilà donc un qui était raisonnable, qui ne volait pas le pauvre monde! Attirés par le bon marché, des Prussiens s'approchèrent aussi, et il dut faire du commerce avec eux. Il avait manoeuvré de façon à franchir l'enceinte gardée, il vendit ses deux derniers cigares à un gros sergent barbu, qui ne parlait pas un mot de Français.