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Dans la cour de sa petite ferme, qui dominait le village, au sortir du défilé d'Haraucourt, le père Fouchard chargeait sa carriole de deux moutons tués la veille. La vue de son neveu, dans un si triste équipage, le bouscula à un tel point, qu'il s'écria brutalement, après les premières explications:

-Que je vous garde, toi et ton ami? ... Pour avoir des histoires avec les Prussiens, ah! non, par exemple! J'aimerais mieux crever tout de suite!

Pourtant, il n'osa empêcher Maurice et Prosper de descendre Jean de cheval et de l'allonger sur la grande table de la cuisine. Silvine courut chercher son propre traversin, qu'elle glissa sous la tête du blessé, toujours évanoui. Mais le vieux grondait, exaspéré de voir cet homme sur sa table, disant qu'il y était fort mal, demandant pourquoi on ne le portait pas tout de suite à l'ambulance, puisqu'on avait la chance d'avoir une ambulance à Remilly, près de l'église, dans l'ancienne maison d'école, un reste de couvent, où se trouvait une grande salle très commode.

-À l'ambulance! Se récria Maurice à son tour, pour que les Prussiens l'envoient en Allemagne, après sa guérison, puisque tout blessé leur appartient!... Est-ce que vous vous fichez de moi, l'oncle? Je ne l'ai pas amené jusqu'ici pour le leur rendre.

Les choses se gâtaient, l'oncle parlait de les flanquer à la porte, lorsque le nom d'Henriette fut prononcé.

-Comment, Henriette? demanda le jeune homme.

Et il finit par savoir que sa soeur était à Remilly depuis l'avant-veille, si mortellement triste de son deuil, que le séjour de Sedan, où elle avait vécu heureuse, lui était devenu intolérable. Une rencontre avec le docteur Dalichamp, de Raucourt, qu'elle connaissait, l'avait décidée à venir s'installer chez le père Fouchard, dans une petite chambre, pour se donner tout entière aux blessés de l'ambulance voisine. Cela seul, disait- elle, la distrairait. Elle payait sa pension, elle était, à la ferme, la source de mille douceurs qui la faisaient regarder par le vieux d'un oeil de complaisance. Quand il gagnait, c'était toujours beau.

-Ah! ma soeur est ici! répétait Maurice. C'est donc ça que Monsieur Delaherche voulait me dire, avec son grand geste que je ne comprenais pas!... Eh bien! Si elle est ici, ça va tout seul, nous restons.

Tout de suite, il voulut aller lui-même, malgré sa fatigue, la chercher à l'ambulance, où elle avait passé la nuit; tandis que l'oncle se fâchait maintenant de ne pouvoir filer avec sa carriole et ses deux moutons, pour son commerce de boucher ambulant, au travers des villages, tant que cette sacrée affaire de blessé qui lui tombait sur les bras, ne serait pas finie.

Lorsque Maurice ramena Henriette, ils surprirent le père Fouchard en train d'examiner soigneusement le cheval, que Prosper venait de conduire à l'écurie. Une bête fatiguée, mais diablement solide, et qui lui plaisait! En riant, le jeune homme dit qu'il lui en faisait cadeau. Henriette, de son côté, le prit à part, lui expliqua que Jean payerait, qu'elle-même se chargeait de lui, qu'elle le soignerait dans la petite chambre, derrière l'étable, où certes pas un Prussien n'irait le chercher. Et le père Fouchard, maussade, mal convaincu encore qu'il trouverait au fond de tout ça un vrai bénéfice, finit cependant par monter dans sa carriole et par s'en aller, en la laissant libre d'agir à sa guise.

Alors, en quelques minutes, aidée de Silvine et de Prosper, Henriette organisa la chambre, y fit porter Jean, que l'on coucha dans un lit tout frais, sans qu'il donnât d'autres signes de vie que des balbutiements vagues. Il ouvrait les yeux, regardait, ne semblait voir personne. Maurice achevait de boire un verre de vin et de manger un reste de viande, tout d'un coup anéanti, dans la détente de sa fatigue, lorsque le docteur Dalichamp arriva, comme tous les matins, pour sa visite à l'ambulance; et le jeune homme trouva encore la force de le suivre, avec sa soeur, au chevet du blessé, anxieux de savoir.

Le docteur était un homme court, à la grosse tête ronde, dont le collier de barbe et les cheveux grisonnaient. Son visage coloré s'était durci, pareil à ceux des paysans, dans sa continuelle vie au grand air, toujours en marche pour le soulagement de quelque souffrance; tandis que ses yeux vifs, son nez têtu, ses lèvres bonnes disaient son existence entière de brave homme charitable, un peu braque parfois, médecin sans génie, dont une longue pratique avait fait un excellent guérisseur.

Lorsqu'il eut examiné Jean, toujours assoupi, il murmura:

-Je crains bien que l'amputation ne devienne nécessaire.

Ce fut un chagrin pour Maurice et Henriette.

Pourtant, il ajouta:

-Peut-être pourra-t-on lui conserver sa jambe, mais il faudra de grands soins, et ce sera très long... En ce moment, il est sous le coup d'une telle dépression physique et morale, que l'unique chose à faire est de le laisser dormir... Nous verrons demain.

Puis, quand il l'eut pansé, il s'intéressa à Maurice, qu'il avait connu enfant, autrefois.

-Et vous, mon brave, vous seriez mieux dans un lit que sur cette chaise.

Comme s'il n'entendait pas, le jeune homme regardait fixement devant lui, les yeux perdus. Dans l'ivresse de sa fatigue, une fièvre remontait, une surexcitation nerveuse extraordinaire, toutes les souffrances, toutes les révoltes amassées depuis le commencement de la campagne. La vue de son ami agonisant, le sentiment de sa propre défaite, nu, sans armes, bon à rien, la pensée que tant d'héroïques efforts avaient abouti à une pareille détresse, le jetaient dans un besoin frénétique de rébellion contre le destin. Enfin, il parla.

-Non, non! Ce n'est pas fini, non! Il faut que je m'en aille... Non! Puisque lui, maintenant, en a pour des semaines, pour des mois peut-être, à être là, je ne puis pas rester, je veux m'en aller tout de suite... N'est-ce pas? Docteur, vous m'aiderez, vous me donnerez bien les moyens de m'échapper et de rentrer à Paris.

Tremblante, Henriette l'avait saisi entre ses bras.

-Que dis-tu? Affaibli comme tu l'es, ayant tant souffert! Mais je te garde, jamais je ne te permettrai de partir!... Est-ce que tu n'as pas payé ta dette? Songe à moi aussi, que tu laisserais seule, et qui n'ai plus que toi désormais.