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Leurs larmes se confondirent. Ils s'embrassèrent éperdument, dans leur adoration, cette tendresse des jumeaux, plus étroite, comme venue de par delà la naissance. Mais il s'exaltait davantage.

-Je t'assure, il faut que je parte... On m'attend, je mourrais d'angoisse, si je ne partais pas... Tu ne peux t'imaginer ce qui bouillonne en moi, à l'idée de me tenir tranquille. Je te dis que ça ne peut pas finir ainsi, qu'il faut nous venger, contre qui, contre quoi? Ah! je ne sais pas, mais nous venger enfin de tant de malheur, pour que nous ayons encore le courage de vivre!

D'un signe, le docteur Dalichamp qui suivait la scène avec un vif intérêt, empêcha Henriette de répondre. Quand Maurice aurait dormi, il serait sans doute plus calme; et il dormit toute la journée, toute la nuit suivante, pendant plus de vingt heures, sans remuer un doigt. Seulement, à son réveil, le lendemain matin, sa résolution de partir reparut, inébranlable. Il n'avait plus la fièvre, il était sombre, inquiet, pressé d'échapper à toutes les tentations de calme qu'il sentait autour de lui. Sa soeur en larmes comprit qu'elle ne devait pas insister. Et le docteur Dalichamp, lors de sa visite, promit de faciliter la fuite, grâce aux papiers d'un aide ambulancier qui venait de mourir à Raucourt. Maurice prendrait la blouse grise, le brassard à croix rouge, et il passerait par la Belgique, pour se rabattre ensuite sur Paris, qui était ouvert encore.

Ce jour-là, il ne quitta pas la ferme, se cachant, attendant la nuit. Il ouvrit à peine la bouche, il tenta seulement d'emmener Prosper.

-Dites donc, ça ne vous tente pas, de retourner voir les Prussiens?

L'ancien chasseur d'Afrique, qui achevait une tartine de fromage, leva son couteau en l'air.

-Ah! pour ce qu'on nous les a montrés, ça ne vaut guère la peine!... Puisque ça n'est plus bon à rien, la cavalerie, qu'à se faire tuer quand tout est fini, pourquoi voulez-vous que je retourne là-bas? ... Ma foi, non! ils m'ont trop embêté, à ne rien me faire faire de propre!

Il y eut un silence, et il reprit, sans doute pour étouffer le malaise de son coeur de soldat:

-Puis, il y a trop de travail ici, maintenant. Voilà les grands labours qui viennent, ensuite ce seront les semailles. Faut aussi songer à la terre, n'est-ce pas? Parce que ça va bien de se battre, mais Qu'est-ce qu'on deviendrait, si l'on ne labourait plus? ... Vous comprenez, je ne peux pas lâcher l'ouvrage. Ce n'est pas que le père Fouchard soit raisonnable, car je me doute que je ne verrai guère la couleur de son argent; mais les bêtes commencent à m'aimer, et ma foi! Ce matin, pendant que j'étais, là-haut, dans la pièce du Vieux-Clos, je regardais au loin ce sacré Sedan, je me sentais quand même tout réconforté, d'être tout seul, au grand soleil, avec mes bêtes, à pousser ma charrue!

Dès la nuit tombée, le docteur Dalichamp fut là, avec son cabriolet. Il voulait lui-même conduire Maurice jusqu'à la frontière. Le père Fouchard, content d'en voir filer au moins un, descendit faire le guet sur la route, pour être certain qu'aucune patrouille ne rôdait; tandis que Silvine achevait de recoudre la vieille blouse d'ambulancier, garnie, sur la manche, du brassard à croix rouge. Avant de partir, le docteur, qui examina de nouveau la jambe de Jean, ne put encore promettre de la lui conserver. Le blessé était toujours dans une somnolence invincible, ne reconnaissant personne, ne parlant pas. Et Maurice allait s'éloigner, sans lui avoir dit adieu, lorsque, s'étant penché pour l'embrasser, il le vit ouvrir les yeux très grands, les lèvres remuantes, parlant d'une voix faible.

-Tu t'en vas?

Puis, comme on s'étonnait:

-Oui, je vous ai entendus, pendant que je ne pouvais pas bouger... Alors, prends tout l'argent. Fouille dans la poche de mon pantalon.

Sur l'argent du trésor, qu'ils avaient partagé, il leur restait à peu près à chacun deux cents francs.

-L'argent! se récria Maurice, mais tu en as plus besoin que moi, qui ai mes deux jambes! Avec deux cents francs, j'ai de quoi rentrer à Paris, et pour me faire casser la tête ensuite, ça ne me coûtera rien... Au revoir tout de même, mon vieux, et merci de ce que tu as fait de raisonnable et de bon, car, sans toi, je serais sûrement resté au bord de quelque champ, comme un chien crevé.

D'un geste, Jean le fit taire.

-Tu ne me dois rien, nous sommes quittes... C'est moi que les Prussiens auraient ramassé, là-bas, si tu ne m'avais pas emporté sur ton dos. Et, hier encore, tu m'as arraché de leurs pattes... Tu as payé deux fois, ce serait à mon tour de donner ma vie... Ah! que je vais être inquiet de n'être plus avec toi!

Sa voix tremblait, des larmes parurent dans ses yeux.

-Embrasse-moi, mon petit.

Et ils se baisèrent, et comme dans le bois, la veille, il y avait, au fond de ce baiser, la fraternité des dangers courus ensemble, ces quelques semaines d'héroïque vie commune qui les avaient unis, plus étroitement que des années d'ordinaire amitié n'auraient pu le faire. Les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les fatigues excessives, la mort toujours présente, passaient dans leur attendrissement. Est-ce que jamais deux coeurs peuvent se reprendre, quand le don de soi-même les a de la sorte fondus l'un dans l'autre? Mais le baiser, échangé sous les ténèbres des arbres, était plein de l'espoir nouveau que la fuite leur ouvrait; tandis que ce baiser, à cette heure, restait frissonnant des angoisses de l'adieu. Se reverrait-on, un jour? Et comment, dans quelles circonstances de douleur ou de joie?

Déjà, le docteur Dalichamp, remonté dans son cabriolet, appelait Maurice. Celui-ci, de toute son âme, embrassa enfin sa soeur Henriette, qui le regardait avec des larmes silencieuses, très pâle sous ses noirs vêtements de veuve.

-C'est mon frère que je te confie... Soigne-le bien, aime-le comme je l'aime!

IV

La chambre était une grande pièce carrelée, badigeonnée simplement à la chaux, qui avait autrefois servi de fruitier. On y sentait encore la bonne odeur des pommes et des poires; et, pour tout meuble, il y avait là un lit de fer, une table de bois blanc et deux chaises, sans compter une vieille armoire en noyer, aux flancs immenses, où tenait tout un monde. Mais le calme y était d'une douceur profonde, on n'entendait que les bruits sourds de l'étable voisine, des coups affaiblis de sabots, des meuglements de bêtes. Par la fenêtre, tournée au midi, le clair soleil entrait. On voyait seulement un bout de coteau, un champ de blé que bordait un petit bois. Et cette chambre close, mystérieuse, était si bien cachée à tous les yeux, que personne au monde ne pouvait en soupçonner là l'existence.

Tout de suite, Henriette régla les choses: il fut entendu que, pour éviter les soupçons, elle seule et le docteur pénétreraient auprès de Jean. Jamais Silvine ne devait entrer, sans qu'elle l'appelât. De grand matin, le ménage était fait par les deux femmes; puis, la journée entière, la porte restait comme murée. La nuit, si le blessé avait eu besoin de quelqu'un, il n'aurait eu qu'à taper au mur, car la pièce occupée par Henriette était voisine. Et ce fut ainsi que Jean se trouva brusquement séparé du monde, après des semaines de cohue violente, ne voyant plus que cette jeune femme si douce, dont le pas léger ne faisait aucun bruit. Il la revoyait telle qu'il l'avait vue, là-bas, à Sedan, pour la première fois, pareille à une apparition, avec sa bouche un peu grande, ses traits menus, ses beaux cheveux d'avoine mûre, s'occupant de lui d'un air d'infinie bonté.