À chaque instant, pendant qu'Henriette lisait, Jean l'interrompait pour dire:
-Ah bien! Nous autres qui, depuis Reims, attendions Bazaine!
La dépêche du maréchal, datée du 19, après Saint-Privat, dans laquelle il parlait de reprendre son mouvement de retraite, par Montmédy, cette dépêche qui avait décidé la marche en avant de l'armée de Châlons, ne paraissait être que le rapport d'un général battu, désireux d'atténuer sa défaite; et plus tard, le 29 seulement, lorsque la nouvelle de cette approche d'une armée de secours lui était parvenue, au travers des lignes Prussiennes, il avait bien tenté un dernier effort, sur la rive droite, à Noiseville, mais si mollement, que, le 1er septembre, le jour même où l'armée de Châlons était écrasée à Sedan, celle de Metz se repliait, définitivement paralysée, morte pour la France. Le maréchal, qui, jusque-là, avait pu n'être qu'un capitaine médiocre, négligeant de passer lorsque les routes restaient ouvertes, véritablement barré ensuite par des forces supérieures, allait devenir maintenant, sous l'empire de préoccupations politiques, un conspirateur et un traître.
Mais, dans les journaux que le docteur Dalichamp apportait, Bazaine restait le grand homme, le brave soldat, dont la France attendait encore son salut. Et Jean se faisait relire des passages, pour bien comprendre comment la troisième armée allemande, avec le prince royal de Prusse, avait pu les poursuivre, tandis que la première et la deuxième bloquaient Metz, toutes les deux si fortes en hommes et en canons, qu'il était devenu possible d'y puiser et d'en détacher cette quatrième armée, qui, sous les ordres du prince royal de Saxe, avait achevé le désastre de Sedan. Puis, renseigné enfin, sur ce lit de douleur où le clouait sa blessure, il se forçait quand même à l'espoir.
-C'est donc ça que nous n'avons pas été les plus forts!... N'importe, on donne les chiffres: Bazaine a cent cinquante mille hommes, trois cent mille fusils, plus de cinq cents canons; et bien sûr qu'il leur ménage un sacré coup de sa façon.
Henriette hochait la tête, se rangeait à son avis, pour ne pas l'assombrir davantage. Elle se perdait au milieu de ces vastes mouvements de troupes, mais elle sentait le malheur inévitable. Sa voix restait claire, elle aurait lu ainsi pendant des heures, simplement heureuse de l'amuser. Parfois, pourtant, à un récit de massacre, elle bégayait, les yeux emplis d'un brusque flot de larmes. Sans doute, elle venait de penser à son mari foudroyé là- bas, poussé du pied par l'officier Bavarois, contre le mur.
-Si ça vous fait trop de peine, disait Jean surpris, il ne faut plus me lire les batailles.
Mais elle se remettait tout de suite, très douce et complaisante.
-Non, non, pardonnez-moi, je vous assure que ça me fait plaisir aussi.
Un soir des premiers jours d'octobre, comme un vent furieux soufflait au dehors, elle revint de l'ambulance, elle entra dans la chambre, très émue, en disant:
-Une lettre de Maurice! C'est le docteur qui vient de me la remettre.
Chaque matin, tous deux s'étaient inquiétés davantage, de ce que le jeune homme ne donnait aucun signe d'existence; et surtout, depuis une grande semaine que le bruit courait du complet investissement de Paris, ils désespéraient de recevoir des nouvelles, anxieux, se demandant ce qu'il avait pu devenir, après avoir quitté Rouen. Maintenant, ce silence leur était expliqué, la lettre qu'il avait adressée de Paris au docteur Dalichamp, le 18, le jour même où partaient les derniers trains pour le Havre, venait de faire un détour énorme et n'arrivait que par miracle, après s'être égarée vingt fois en route.
-Ah! le cher petit! s'écria Jean, tout heureux. Lisez-moi ça bien vite.
Le vent redoublait de violence, la fenêtre craquait comme sous des coups de bélier. Et Henriette, ayant apporté la lampe sur la table, contre le lit, se mit à lire, si près de Jean, que leurs cheveux se touchaient. Il faisait là très doux, très bon, dans cette chambre si calme, au milieu de la tempête du dehors.
C'était une longue lettre de huit pages, dans laquelle Maurice, d'abord, expliquait comment, dès son arrivée, le 16, il avait eu la chance de se faire engager dans un régiment de ligne, dont on complétait l'effectif. Ensuite, il revenait sur les faits, il racontait avec une fièvre extraordinaire ce qu'il avait appris, les événements de ce mois terrible, Paris calmé après la stupeur douloureuse de Wissembourg et de Froeschwiller, se reprenant à l'espoir d'une revanche, retombant dans des illusions nouvelles, la légende victorieuse de l'armée, le commandement de Bazaine, la levée en masse, des victoires imaginaires, des hécatombes de Prussiens que les ministres eux-mêmes racontaient à la tribune. Et, tout d'un coup, il disait comment la foudre, une seconde fois, venait d'éclater sur Paris, le 3 septembre: les espérances broyées, la ville ignorante, confiante, abattue sous cet écrasement du destin, les cris de: Déchéance! déchéance! Retentissant dès le soir sur les boulevards, la courte et lugubre séance de nuit où Jules Favre avait lu la proposition de cette déchéance réclamée par le peuple. Puis, le lendemain, c'était le 4 septembre, l'effondrement d'un monde, le second empire emporté dans la débâcle de ses vices et de ses fautes, le peuple entier par les rues, un torrent d'un demi-million d'hommes emplissant la place de la concorde, au grand soleil de ce beau dimanche, roulant jusqu'aux grilles du corps législatif que barraient à peine une poignée de soldats, la crosse en l'air, défonçant les portes, envahissant la salle des séances, d'où Jules Favre, Gambetta et d'autres députés de la gauche allaient partir pour proclamer la république à l'Hôtel de Ville, tandis que, sur la place Saint- Germain-L'Auxerrois, une petite porte du Louvre s'entr'ouvrait, donnait passage à l'impératrice régente, vêtue de noir, accompagnée d'une seule amie, toutes les deux tremblantes, fuyantes, blotties au fond du fiacre de rencontre qui les cahotait loin des Tuileries, au travers desquelles, maintenant, coulait la foule. Ce même jour, Napoléon III avait quitté l'auberge de Bouillon où il venait de passer la première nuit d'exil, en route pour Wilhelmshoe.