Выбрать главу

Les jours coulaient, monotones, et cette première semaine de la rechute fut certainement pour Jean et pour Henriette la plus mélancolique de leur longue intimité forcée. La souffrance ne cesserait donc pas? Toujours le danger allait-il renaître, sans qu'on pût espérer la fin de tant de misères? Leur pensée volait à chaque heure vers Maurice, dont ils n'avaient plus eu de nouvelles. On leur disait bien que d'autres recevaient des lettres, des billets minces apportés par des pigeons voyageurs. Sans doute, le coup de feu de quelque allemand avait tué, au passage, dans le grand ciel libre, le pigeon qui portait leur joie et leur tendresse, à eux. Tout semblait se reculer, s'éteindre et disparaître, au fond de l'hiver précoce. Les bruits de la guerre ne leur parvenaient qu'après des retards considérables, les rares journaux que le docteur Dalichamp leur apportait encore, dataient souvent d'une semaine. Et leur tristesse était faite beaucoup de leur ignorance, de ce qu'ils ne savaient pas et de ce qu'ils devinaient, du long cri de mort qu'ils entendaient malgré tout, dans le silence de la campagne, autour de la ferme.

Un matin, le docteur arriva bouleversé, les mains tremblantes. Il tira un journal belge de sa poche, le jeta sur le lit, en s'écriant:

-Ah! mes amis, la France est morte, Bazaine vient de trahir!

Jean, adossé contre deux oreillers, somnolent, se réveilla.

-Comment, de trahir?

-Oui, il a livré Metz et l'armée. C'est le coup de Sedan qui recommence, et cette fois c'est le reste de notre chair et de notre sang.

Puis, reprenant le journal, lisant:

-Cent cinquante mille prisonniers, cent cinquante-trois aigles et drapeaux, cinq cent quarante et un canons de campagne, soixante-seize mitrailleuses, huit cents canons de forteresse, trois cent mille fusils, deux mille voitures d'équipages militaires, du matériel pour quatre-vingt-cinq batteries...

Et il continua, donnant les détails: le maréchal Bazaine, enfermé dans Metz avec l'armée, réduit à l'impuissance, ne faisant aucun effort pour rompre le cercle de fer qui l'enserrait; ses rapports suivis avec le prince Frédéric-Charles, ses troubles et hésitantes combinaisons politiques, son ambition de jouer un rôle décisif qu'il ne semblait pas avoir bien déterminé lui-même; puis, toute la complication des pourparlers, des envois d'émissaires, louches et menteurs, à M De Bismarck, au roi Guillaume, à l'impératrice régente, qui, finalement, devait refuser de traiter avec l'ennemi, sur les bases d'une cession de territoire; et la catastrophe inéluctable, le destin achevant son oeuvre, la famine dans Metz, la capitulation forcée, les chefs et les soldats réduits à accepter les dures conditions des vainqueurs. La France n'avait plus d'armée.

-Nom de Dieu! Jura sourdement Jean, qui ne comprenait pas tout, mais pour qui, jusque-là, Bazaine était resté le grand capitaine, l'unique sauveur possible. Alors, quoi, qu'est-ce qu'on va faire? Qu'est-ce qu'ils deviennent, à Paris?

Le docteur, justement, passait aux nouvelles de Paris, qui étaient désastreuses. Il fit remarquer que le journal portait la date du 5 novembre. La reddition de Metz était du 27 octobre, et la nouvelle n'en avait été connue à Paris que le 30. Après les échecs subis déjà à Chevilly, à Bagneux, à la Malmaison, après le combat et la perte du Bourget, cette nouvelle avait éclaté en coup de foudre, au milieu de la population désespérée, irritée de la faiblesse et de l'impuissance du gouvernement de la défense nationale. Aussi, le lendemain, le 31 octobre, toute une insurrection avait-elle grondé, une foule immense s'étouffant sur la place de l'Hôtel-de- Ville, envahissant les salles, retenant prisonniers les membres du gouvernement, que la garde nationale avait enfin délivrés, dans la crainte de voir triompher les révolutionnaires qui réclamaient la Commune. Et le journal belge ajoutait les réflexions les plus insultantes pour le grand Paris, que la guerre civile déchirait, au moment où l'ennemi était aux portes. N'était-ce pas la décomposition finale, la flaque de boue et de sang où allait s'effondrer un monde?

-C'est bien vrai, murmura Jean tout pâle, on ne se cogne pas, quand les Prussiens sont là!

Henriette, qui n'avait rien dit encore, évitant d'ouvrir la bouche, dans ces choses de la politique, ne put retenir un cri. Elle ne pensait qu'à son frère.

-Mon Dieu! Pourvu que Maurice, qui a mauvaise tête, ne se mêle pas à toutes ces histoires!

Il y eut un silence, et le docteur, ardent patriote, reprit:

-N'importe, s'il n'y a plus de soldats, il en poussera d'autres. Metz s'est rendu, Paris lui-même peut se rendre, la France ne finira pas... Oui, comme disent nos paysans, le coffre est bon, et nous vivrons quand même!

Mais on voyait qu'il se forçait à l'espérance. Il parla de la nouvelle armée qui se formait sur la Loire, et dont les débuts, du côté d'Arthenay, n'avaient pas été très heureux: elle allait s'aguerrir, elle marcherait au secours de Paris. Il était surtout enfiévré par les proclamations de Gambetta, parti en ballon de Paris le 7 octobre, dès le surlendemain installé à Tours, appelant tous les citoyens sous les armes, parlant un langage si mâle et si sage à la fois, que le pays entier se donnait à cette dictature de salut public. Et n'était-il pas question de former une autre armée dans le nord, une autre armée dans l'est, de faire sortir des soldats de terre, par la seule force de la foi? C'était le réveil de la province, l'indomptable volonté de créer tout ce qui manquait, de lutter jusqu'au dernier sou et jusqu'à la dernière goutte de sang.

-Bah! conclut le docteur, en se levant pour partir, j'ai souvent condamné des malades qui étaient debout huit jours plus tard.

Jean eut un sourire.

-Docteur, guérissez-moi vite, que j'aille là-bas reprendre mon poste.

Cependant, Henriette et lui gardèrent une grande tristesse de ces mauvaises nouvelles. Il y eut, le soir même, une rafale de neige, et le lendemain, lorsque Henriette, toute frissonnante, rentra de l'ambulance, elle annonça que Gutmann était mort. Ce grand froid décimait les blessés, vidait les rangées de lits. Le misérable muet, la bouche amputée de sa langue, avait râlé deux jours. Pendant les dernières heures, elle était restée à son chevet, tant il la regardait d'un regard suppliant. Il lui parlait de ses yeux en larmes, il lui disait peut-être son vrai nom, le nom du village lointain, dans lequel une femme et des enfants l'attendaient. Et il s'en était allé inconnu, en lui envoyant, de ses doigts tâtonnants, un dernier baiser, comme pour la remercier encore de ses bons soins. Elle fut seule à l'accompagner au cimetière, où la terre gelée, cette lourde terre étrangère, tomba sourdement sur son cercueil de sapin, avec des paquets de neige.