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Puis, de nouveau, le lendemain, Henriette dit à son retour:

-«Pauvre enfant» est mort.

Pour celui-ci, elle était en pleurs.

-Si vous l'aviez vu, dans son délire! Il m'appelait: maman! maman! et il me tendait des bras si tendres, que j'ai dû le prendre sur mes genoux... Ah! le malheureux, la souffrance l'avait tellement diminué qu'il ne pesait pas plus lourd qu'un petit garçon... Et je l'ai bercé pour qu'il mourût content, oui! je l'ai bercé, moi qu'il appelait sa mère et qui n'avais que quelques années de plus que lui... Il pleurait, je ne pouvais me retenir de pleurer moi-même, et je pleure encore...

Elle suffoquait, elle dut s'interrompre.

-Quand il est mort, il a balbutié à plusieurs reprises ces mots dont il se surnommait: pauvre enfant, pauvre enfant... Oh! Oui, certes, de pauvres enfants, tous ces braves garçons, quelques-uns si jeunes, dont votre abominable guerre emporte les membres et qu'elle fait tant souffrir, avant de les coucher dans la terre!

Chaque jour, maintenant, Henriette rentrait de la sorte, bouleversée par quelque agonie, et cette souffrance des autres les rapprochait encore, pendant les tristes heures qu'ils vivaient si seuls, au fond de la grande chambre paisible. Heures bien douces pourtant, car la tendresse était venue, une tendresse qu'ils croyaient fraternelle, entre leurs deux coeurs qui avaient peu à peu appris à se connaître. Lui, d'un esprit si réfléchi, s'était haussé, dans leur intimité continue; et elle, à le voir bon et raisonnable, ne songeait même plus qu'il était un humble, ayant conduit la charrue avant de porter le sac. Ils s'entendaient très bien, ils faisaient un excellent ménage, comme disait Silvine, avec son sourire grave. Aucune gêne d'ailleurs n'était née entre eux, elle continuait à lui soigner sa jambe, sans que jamais leurs regards clairs se fussent détournés. Toujours en noir, dans ses vêtements de veuve, elle semblait avoir cessé d'être une femme.

Jean, toutefois, durant les longues après-midi où il se retrouvait seul, ne pouvait s'empêcher de songer. Ce qu'il éprouvait pour elle, c'était une reconnaissance infinie, une sorte de respect dévot, qui lui aurait fait écarter, comme sacrilège, toute pensée d'amour. Et, cependant, il se disait que, s'il avait eu une femme comme celle-là, si tendre, si douce, si active, la vie serait devenue une véritable existence de paradis. Son malheur, les années mauvaises qu'il avait passées à Rognes, le désastre de son mariage, la mort violente de sa femme, tout ce passé lui revenait dans un regret de tendresse, dans un espoir vague, à peine formulé, de tenter encore le bonheur. Il fermait les yeux, il laissait un demi-sommeil le reprendre, et alors il se voyait confusément à Remilly, remarié, propriétaire d'un champ qui suffisait à nourrir un ménage de braves gens sans ambition. Cela était si léger, que cela n'existait pas, n'existerait certainement jamais. Il ne se croyait plus capable que d'amitié, il n'aimait ainsi Henriette que parce qu'il était le frère de Maurice. Puis, ce rêve indéterminé de mariage avait fini par être comme une consolation, une de ces imaginations qu'on sait irréalisables et dont on caresse ses heures de tristesse.

Henriette, elle, n'en était pas même effleurée. Au lendemain du drame atroce de Bazeilles, son coeur restait meurtri; et, s'il y entrait un soulagement, une tendresse nouvelle, ce ne pouvait être qu'à son insu: tout un de ces sourds cheminements de la graine qui germe, sans que rien, au regard, révèle le travail caché. Elle ignorait jusqu'au plaisir qu'elle avait fini par prendre à rester des heures près du lit de Jean, à lui lire ces journaux, qui ne leur apportaient pourtant que du chagrin. Jamais sa main, en rencontrant la sienne, n'avait eu même une tiédeur; jamais l'idée du lendemain ne l'avait laissée rêveuse, avec le souhait d'être aimée encore. Pourtant, elle n'oubliait, elle n'était consolée que dans cette chambre. Quand elle se trouvait là, s'occupant avec sa douceur active, son coeur se calmait, il lui semblait que son frère reviendrait prochainement, que tout s'arrangerait très bien, qu'on finirait par être tous heureux, en ne se quittant plus. Et elle en parlait sans trouble, tellement il lui paraissait naturel que les choses fussent ainsi, sans qu'il lui vînt à la pensée de s'interroger davantage, dans le don chaste et ignoré de tout son coeur.

Mais, un après-midi, comme elle se rendait à l'ambulance, la terreur qui la glaça, en apercevant dans la cuisine un capitaine Prussien et deux autres officiers, lui fit comprendre la grande affection qu'elle éprouvait pour Jean. Ces hommes, évidemment, avaient appris la présence du blessé à la ferme, et ils venaient le réclamer: c'était le départ inévitable, la captivité en Allemagne, au fond de quelque forteresse. Elle écouta, tremblante, le coeur battant à grands coups.

Le capitaine, un gros homme qui parlait Français, faisait de violents reproches au père Fouchard.

-Ca ne peut pas durer, vous vous fichez de nous... Je suis venu moi-même pour vous avertir que, si le cas se reproduit, je vous en rendrai responsable, oui! Je saurai prendre des mesures!

Très tranquille, le vieux affectait l'ahurissement, comme s'il n'avait pas compris, les mains ballantes.

-Comment ça, monsieur, comment ça?

-Ah! ne m'échauffez pas les oreilles, vous savez très bien que les trois vaches que vous nous avez vendues dimanche étaient pourries... Parfaitement, pourries, enfin malades, crevées de maladie infecte, car elles ont empoisonné mes hommes, et il y en a deux qui doivent en être morts à l'heure qu'il est.

Du coup, Fouchard joua la révolte, l'indignation.

-Pourries, mes vaches! De la si belle viande, de la viande que l'on donnerait à une accouchée, pour lui refaire des forces!

Et il larmoya, se tapa sur la poitrine, cria qu'il était honnête, qu'il aimerait mieux se couper de sa propre chair, à lui, que d'en vendre de la mauvaise. Depuis trente ans, on le connaissait, personne au monde ne pouvait dire qu'il n'avait pas eu son poids, en bonne qualité.

-Elles étaient saines comme l'oeil, monsieur, et si vos soldats ont eu la colique, c'est peut-être qu'ils en ont trop mangé; à moins que des malfaiteurs n'aient mis de la drogue dans la marmite...

Il l'étourdissait ainsi d'un flot de paroles, d'hypothèses si saugrenues, que le capitaine, hors de lui, finit par couper court.

-En voilà assez! Vous êtes averti, prenez garde!... Et il y a autre chose, nous vous soupçonnons, dans ce village, de faire tous bon accueil aux francs-tireurs des bois de Dieulet, qui nous ont encore tué une sentinelle avant-Hier... Entendez-vous, prenez garde!

Quand les Prussiens furent partis, le père Fouchard haussa les épaules, avec un ricanement d'infini dédain. Des bêtes crevées, bien sûr qu'il leur en vendait, il ne leur faisait même manger que de ça! Toutes les charognes que les paysans lui apportaient, ce qui mourait de maladie et ce qu'il ramassait dans les fossés, est- ce que ce n'était pas bon pour ces sales bougres?

Il cligna un oeil, il murmura d'un air de triomphe goguenard, en se tournant vers Henriette rassurée: