-Dis donc, petite, quand on pense qu'il y a des gens qui racontent, comme ça, que je ne suis pas patriote!... Hein? Qu'ils en fassent autant, qu'ils leur foutent donc de la carne, et qu'ils empochent leurs sous... Pas patriote! Mais, nom de Dieu! J'en aurai plus tué avec mes vaches malades que bien des soldats avec leurs chassepots!
Jean, lorsqu'il sut l'histoire, s'inquiéta pourtant. Si les autorités allemandes se doutaient que les habitants de Remilly accueillaient les francs-tireurs des bois de Dieulet, elles pouvaient d'une heure à l'autre faire des perquisitions et le découvrir. L'idée de compromettre ses hôtes, de causer le moindre ennui à Henriette, lui était insupportable. Mais elle le supplia, elle obtint qu'il resterait quelques jours encore, car sa blessure se cicatrisait lentement, il n'avait pas les jambes assez solides pour rejoindre un des régiments en campagne, dans le nord ou sur la Loire.
Et ce furent alors, jusqu'au milieu de décembre, les journées les plus frissonnantes, les plus navrées de leur solitude. Le froid était devenu si intense, que le poêle n'arrivait pas à chauffer la grande pièce nue. Quand ils regardaient par la fenêtre la neige épaisse qui couvrait le sol, ils songeaient à Maurice, enseveli, là-bas, dans ce Paris glacé et mort, dont ils n'avaient aucune nouvelle certaine. Toujours, les mêmes questions revenaient: que faisait-il, pourquoi ne donnait-il aucun signe de vie? Ils n'osaient se dire leurs affreuses craintes, une blessure, une maladie, la mort peut-être. Les quelques renseignements vagues qui continuaient à leur parvenir par les journaux, n'étaient point faits pour les rassurer. Après de prétendues sorties heureuses, démenties sans cesse, le bruit avait couru d'une grande victoire, remportée le 2 décembre, à Champigny, par le général Ducrot; mais ils surent ensuite que, dès le lendemain, abandonnant les positions conquises, il s'était vu forcé de repasser la Marne. C'était, à chaque heure, Paris étranglé d'un lien plus étroit, la famine commençante, la réquisition des pommes de terre après celle des bêtes à cornes, le gaz refusé aux particuliers, bientôt les rues noires, sillonnées par le vol rouge des obus. Et tous deux ne se chauffaient plus, ne mangeaient plus, sans être hantés par l'image de Maurice et de ces deux millions de vivants, enfermés dans cette tombe géante.
De toutes parts, d'ailleurs, du nord comme du centre, les nouvelles s'aggravaient. Dans le nord, le 22e corps d'armée, formé de gardes mobiles, de compagnies de dépôt, de soldats et d'officiers échappés aux désastres de Sedan et de Metz, avait dû abandonner Amiens, pour se retirer du côté d'Arras; et, à son tour, Rouen venait de tomber entre les mains de l'ennemi, sans que cette poignée d'hommes, débandés, démoralisés, l'eussent défendu sérieusement. Dans le centre, la victoire de Coulmiers, remportée le 9 novembre par l'armée de la Loire, avait fait naître d'ardentes espérances: Orléans réoccupé, les Bavarois en fuite, la marche par étampes, la délivrance prochaine de Paris. Mais, le 5 décembre, le prince Frédéric-Charles reprenait Orléans, coupait en deux l'armée de la Loire, dont trois corps se repliaient sur Vierzon et Bourges, tandis que deux autres, sous les ordres du général Chanzy, reculaient jusqu'au Mans, dans une retraite héroïque, toute une semaine de marches et de combats. Les Prussiens étaient partout, à Dijon comme à Dieppe, au Mans comme à Vierzon. Puis c'était, presque chaque matin, le lointain fracas de quelque place forte qui capitulait sous les obus. Dès le 28 septembre, Strasbourg avait succombé, après quarante-six jours de siège et trente-sept de bombardement, les murs hachés, les monuments criblés par près de deux cent mille projectiles. Déjà, la citadelle de Laon avait sauté, Toul s'était rendu; et venait ensuite le défilé sombre: Soissons avec ses cent vingt-Huit canons, Verdun qui en comptait cent trente-six, Neufbrisach cent, La Fère soixante-dix, Montmédy soixante-cinq. Thionville était en flammes, Phalsbourg n'ouvrait ses portes que dans sa douzième semaine de furieuse résistance. Il semblait que la France entière brûlât, s'effondrât, au milieu de l'enragée canonnade.
Un matin que Jean voulait absolument partir, Henriette lui prit les mains, le retint d'une étreinte désespérée.
-Non, non! Je vous en supplie, ne me laissez pas seule... Vous êtes trop faible, attendez quelques jours, rien que quelques jours encore... Je promets de vous laisser partir, quand le docteur dira que vous êtes assez fort pour retourner vous battre.
V
Par cette soirée glacée de décembre, Silvine et Prosper se trouvaient seuls, avec Charlot, dans la grande cuisine de la ferme, elle cousant, lui en train de se fabriquer un beau fouet. Il était sept heures, on avait dîné à six, sans attendre le père Fouchard, qui devait s'être attardé à Raucourt, où la viande manquait; et Henriette, dont c'était, cette nuit-là, le tour de veillée, à l'ambulance, venait de partir, en recommandant bien à Silvine de ne pas se coucher, sans aller garnir de charbon le poêle de Jean.
Dehors, le ciel était très noir, sur la neige blanche. Pas un bruit ne venait du village enseveli, on n'entendait dans la salle que le couteau de Prosper, très appliqué à orner de losanges et de rosaces le manche de cornouiller. Par moments, il s'arrêtait, il regardait Charlot, dont la grosse tête blonde vacillait, prise de sommeil. L'enfant ayant fini par s'endormir, il sembla que le silence augmentait encore. Doucement, la mère avait écarté la chandelle, pour que son petit n'en eût pas la clarté sur les paupières; puis, cousant toujours, elle était tombée dans une rêverie profonde.
Et ce fut alors, après avoir encore hésité, que Prosper se décida.
-Écoutez donc, Silvine, j'ai quelque chose à vous dire... Oui, j'ai attendu d'être seul avec vous...
Inquiète déjà, elle avait levé les yeux.
-Voici la chose... Pardonnez-moi de vous faire de la peine, mais il vaut mieux que vous soyez prévenue... J'ai vu ce matin, à Remilly, au coin de l'église, j'ai vu Goliath, comme je vous vois en ce moment, oh! En plein, il n'y a pas d'erreur!
Elle devint toute blême, les mains tremblantes, ne trouvant à bégayer qu'une plainte sourde.
-Mon Dieu! Mon Dieu!
Prosper continua en phrases prudentes, raconta ce qu'il avait appris dans la journée, en questionnant les uns et les autres. Personne ne doutait plus que Goliath fût un espion, qui s'était installé autrefois dans le pays, pour en connaître les routes, les ressources, les moindres façons d'être. On rappelait son séjour à la ferme du père Fouchard, la façon brusque dont il en était parti, les places qu'il avait faites ensuite, du côté de Beaumont et de Raucourt. Et, maintenant, le voilà qui était revenu, occupant à la commandature de Sedan une situation indéterminée, parcourant de nouveau les villages, comme chargé de dénoncer les uns, de taxer les autres, de veiller au bon fonctionnement des réquisitions dont on écrasait les habitants. Ce matin-là, il avait terrorisé Remilly, au sujet d'une livraison de farine, incomplète et trop lente.
-Vous êtes prévenue, répéta Prosper en finissant, et vous saurez, comme ça, ce que vous aurez à faire, quand il viendra ici...