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-Silvine, dit-elle en partant, soignez bien notre malade, donnez-lui son bouillon à midi et sa potion à quatre heures.

La servante, toute à ses besognes accoutumées, était redevenue la fille courageuse et soumise, dirigeant la ferme maintenant, en l'absence du maître, pendant que Charlot sautait et riait autour d'elle.

-N'ayez pas peur, madame, il ne lui manquera rien... Je suis là pour le dorloter.

VI

À Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie avait repris, après les terribles secousses de la bataille et de la capitulation; et, depuis bientôt quatre mois, les jours suivaient les jours, sous le morne écrasement de l'occupation Prussienne.

Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique, surtout, restait clos, comme inhabité: c'était sur la rue, à l'extrémité des appartements de maître, la chambre que le colonel De Vineuil habitait toujours. Tandis que les autres fenêtres s'ouvraient, laissaient passer tout un va-et-vient, tout un bruit de vie, celles de cette pièce semblaient mortes, avec leurs persiennes obstinément fermées. Le colonel s'était plaint de ses yeux, dont la grande lumière avivait les souffrances, disait-il; et l'on ne savait s'il mentait, on entretenait près de lui une lampe, nuit et jour, pour le contenter. Pendant deux longs mois, il avait dû garder le lit, bien que le major Bouroche n'eût diagnostiqué qu'une fêlure de la cheville: la plaie ne se fermait pas, toutes sortes de complications étaient survenues. Maintenant, il se levait, mais dans un tel accablement moral, en proie à un mal indéfini, si têtu, si envahissant, qu'il vivait ses journées étendu sur une chaise longue, devant un grand feu de bois. Il maigrissait, devenait une ombre, sans que le médecin qui le soignait, très surpris, pût trouver une lésion, la cause de cette mort lente. Ainsi qu'une flamme, il s'éteignait.

Et Madame Delaherche, la mère, s'était enfermée avec lui, dès le lendemain de l'occupation. Sans doute ils avaient dû s'entendre, en quelques mots, une fois pour toutes, sur leur formel désir de se cloîtrer ensemble au fond de cette pièce, tant que des Prussiens logeraient dans la maison. Beaucoup y avaient passé deux ou trois nuits, un capitaine, M de Gartlauben, y couchait encore, à demeure. Du reste, jamais plus ni le colonel ni la vieille dame n'avaient reparlé de ces choses. Malgré ses soixante-dix-huit ans, elle se levait dès l'aube, venait s'installer dans un fauteuil, en face de son ami, à l'autre coin de la cheminée; et, sous la lumière immobile de la lampe, elle se mettait à tricoter des bas pour les petits pauvres, tandis que lui, les yeux fixés sur les tisons, ne faisait jamais rien, ne semblait vivre et mourir que d'une pensée, dans une stupeur croissante. Ils n'échangeaient sûrement pas vingt paroles en une journée, il l'avait arrêtée du geste, chaque fois que, sans le vouloir, elle qui allait et venait par la maison, laissait échapper quelque nouvelle du dehors; de sorte que désormais, il ne pénétrait plus rien là de la vie extérieure, et que rien n'était entré du siège de Paris, des défaites de la Loire, des quotidiennes douleurs de l'invasion. Mais, dans cette tombe volontaire, le colonel avait beau refuser la lumière du jour, se boucher les deux oreilles, tout l'effroyable désastre, tout le deuil mortel devait lui arriver par les fentes, avec l'air qu'il respirait; car, d'heure en heure, il était comme empoisonné quand même, il se mourait davantage.

Pendant ce temps, au très grand jour, lui, et dans son besoin de vivre, Delaherche s'agitait, tâchait de rouvrir sa fabrique. Il n'avait pu encore que remettre en marche quelques métiers, au milieu du désarroi des ouvriers et des clients. Alors, afin d'occuper ses tristes loisirs, il lui était venu une idée, celle de dresser un inventaire total de sa maison et d'y étudier certains perfectionnements, depuis longtemps rêvés. Justement, il avait sous la main, pour l'aider dans ce travail, un jeune homme, échoué chez lui à la suite de la bataille, le fils d'un de ses clients. Edmond Lagarde, grandi à Passy, dans la petite boutique de nouveautés de son père, sergent au 5e de ligne, à peine âgé de vingt-trois ans, et n'en paraissant guère que dix-huit, avait fait le coup de feu en héros, avec un tel acharnement, qu'il était rentré, le bras gauche cassé par une des dernières balles, vers cinq heures, à la porte du Ménil; et Delaherche, depuis qu'on avait évacué les blessés de ses hangars, le gardait, par bonhomie. C'était de la sorte qu'Edmond faisait partie de la famille, mangeant, couchant, vivant là, guéri à cette heure, servant de secrétaire au fabricant de drap, en attendant de pouvoir rentrer à Paris. Grâce à la protection de ce dernier, et sur sa formelle promesse de ne pas fuir, les autorités Prussiennes le laissaient tranquille. Il était blond, avec des yeux bleus, joli comme une femme, d'ailleurs d'une timidité si délicate, qu'il rougissait au moindre mot. Sa mère l'avait élevé, s'était saignée, mettant à payer ses années de collège les bénéfices de leur étroit commerce. Et il adorait Paris, et il le regrettait passionnément devant Gilberte, ce chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en camarade.

Enfin, la maison se trouvait encore augmentée du nouvel hôte, M de Gartlauben, capitaine de la landwehr, dont le régiment avait remplacé à Sedan les troupes actives. Malgré son grade modeste, c'était là un puissant personnage, car il avait pour oncle le gouverneur général installé à Reims, qui exerçait sur toute la région un pouvoir absolu. Lui aussi se piquait d'aimer Paris, de l'avoir habité, de n'en ignorer ni les politesses ni les raffinements; et, en effet, il affectait toute une correction d'homme bien élevé, cachant sous ce vernis sa rudesse native. Toujours sanglé dans son uniforme, il était grand et gros, mentant sur son âge, désespéré de ses quarante-cinq ans. Avec plus d'intelligence, il aurait pu être terrible; mais sa vanité outrée le mettait dans une continuelle satisfaction, car jamais il n'en venait à croire qu'on pouvait se moquer de lui.

Plus tard, il fut pour Delaherche un véritable sauveur. Mais, dans les premiers temps, après la capitulation, quelles lamentables journées! Sedan, envahi, peuplé de soldats allemands, tremblait, craignait le pillage. Puis, les troupes victorieuses refluèrent vers la vallée de la Seine, il ne resta qu'une garnison, et la ville tomba à une paix morte de nécropole: les maisons toujours closes, les boutiques fermées, les rues désertes dès le crépuscule, avec les pas lourds et les cris rauques des patrouilles. Aucun journal, aucune lettre n'arrivait plus. C'était le cachot muré, la brusque amputation, dans l'ignorance et l'angoisse des désastres nouveaux dont on sentait l'approche. Pour comble de misère, la disette devenait menaçante. Un matin, on s'était réveillé sans pain, sans viande, le pays ruiné, comme mangé par un vol de sauterelles, depuis une semaine que des centaines de mille hommes y roulaient leur flot débordé. La ville ne possédait plus que pour deux jours de vivres, et l'on avait dû s'adresser à la Belgique, tout venait maintenant de la terre voisine, à travers la frontière ouverte, d'où la douane avait disparu, emportée elle aussi dans la catastrophe. Enfin, c'étaient les vexations continuelles, la lutte qui recommençait chaque matin, entre la commandature Prussienne installée à la Sous- Préfecture, et le conseil municipal siégeant en permanence à l'Hôtel de Ville. Ce dernier, héroïque dans sa résistance administrative, avait beau discuter, ne céder que pied à pied, les habitants succombaient sous les exigences toujours croissantes, sous la fantaisie et la fréquence excessive des réquisitions.