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D'abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et des officiers qu'il eut à loger. Toutes les nationalités défilaient chez lui, la pipe aux dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, à l'improviste, deux mille hommes, trois mille hommes, des fantassins, des cavaliers, des artilleurs; et, bien que ces hommes n'eussent droit qu'au toit et au feu, il fallait souvent courir, se procurer des provisions. Les chambres où ils séjournaient, restaient d'une saleté repoussante. Souvent, les officiers rentraient ivres, se rendaient plus insupportables que leurs soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si impérieuse, que les faits de violence et de pillage étaient rares. Dans tout Sedan, on ne citait que deux femmes outragées. Ce fut plus tard seulement, lorsque Paris résista, qu'ils firent sentir durement leur domination, exaspérés de voir que la lutte s'éternisait, inquiets de l'attitude de la province, craignant toujours le soulèvement en masse, cette guerre de loups que leur avaient déclarée les francs-tireurs.

Delaherche venait justement de loger un commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses bottes, et qui, en partant, avait laissé de l'ordure jusque sur la cheminée, lorsque, dans la seconde quinzaine de septembre, le capitaine de Gartlauben tomba chez lui, un soir de pluie diluvienne. La première heure fut assez rude. Il parlait haut, exigeait la plus belle chambre, faisait sonner son sabre sur les marches de l'escalier. Mais, ayant aperçu Gilberte, il devint correct, s'enferma, passa d'un air raide, en saluant poliment. Il était très adulé, car on n'ignorait pas qu'un mot de lui au colonel, qui commandait à Sedan, suffisait pour faire adoucir une réquisition ou relâcher un homme. Récemment, son oncle, le gouverneur général, à Reims, avait lancé une proclamation froidement féroce, décrétant l'état de siège et punissant de la peine de mort toute personne qui servirait l'ennemi, soit comme espion, soit en égarant les troupes allemandes qu'elles seraient chargées de conduire, soit en détruisant les ponts et les canons, en endommageant les lignes télégraphiques et les chemins de fer. L'ennemi, c'étaient les Français; et le coeur des habitants bondissait, en lisant la grande affiche blanche, collée à la porte de la commandature, qui leur faisait un crime de leur angoisse et de leurs voeux. Il était si dur déjà d'apprendre les nouvelles victoires des armées allemandes par les hourras de la garnison! Chaque journée amenait ainsi son deuil, les soldats allumaient de grands feux, chantaient, se grisaient, la nuit entière, tandis que les habitants, forcés désormais de rentrer à neuf heures, écoutaient du fond de leurs maisons noires, éperdus d'incertitude, devinant un nouveau malheur. Ce fut même dans une de ces circonstances, vers le milieu d'octobre, que M de Gartlauben fit, pour la première fois, preuve de quelque délicatesse. Depuis le matin, Sedan renaissait à l'espérance, le bruit courait d'un grand succès de l'armée de la Loire, en marche pour délivrer Paris. Mais, tant de fois déjà, les meilleures nouvelles s'étaient changées en messagères de désastres! Et, dès le soir, en effet, on apprenait que l'armée Bavaroise s'était emparée d'Orléans. Rue Maqua, dans une maison qui faisait face à la fabrique, des soldats braillèrent si fort, que le capitaine, ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire, en trouvant lui-même ce tapage déplacé.

Le mois s'écoula, M de Gartlauben fut encore amené à rendre quelques petits services. Les autorités Prussiennes avaient réorganisé les services administratifs, on venait d'installer un sous-préfet allemand, ce qui n'empêchait pas d'ailleurs les vexations de continuer, bien que celui-ci se montrât relativement raisonnable. Dans les continuelles difficultés qui renaissaient entre la commandature et le conseil municipal, une des plus fréquentes était la réquisition des voitures; et toute une grosse affaire éclata, un matin que Delaherche n'avait pu envoyer, devant la Sous-Préfecture, sa calèche attelée de deux chevaux: le maire fut un moment arrêté, lui-même serait allé le rejoindre à la citadelle, sans M de Gartlauben, qui apaisa, d'une simple démarche, cette grande colère. Un autre jour, son intervention fit accorder un sursis à la ville, condamnée à payer trente mille francs d'amende, pour la punir des prétendus retards apportés à la reconstruction du pont de Villette, un pont détruit par les Prussiens, toute une déplorable histoire qui ruina et bouleversa Sedan. Mais ce fut surtout après la reddition de Metz que Delaherche dut une véritable reconnaissance à son hôte. L'affreuse nouvelle avait été pour les habitants comme un coup de foudre, l'anéantissement de leurs derniers espoirs; et, dès la semaine suivante, des passages écrasants de troupes s'étaient de nouveau produits, le torrent d'hommes descendu de Metz, l'armée du prince Frédéric-Charles se dirigeant sur la Loire, celle du général Manteuffel marchant sur Amiens et sur Rouen, d'autres corps allant renforcer les assiégeants, autour de Paris. Pendant plusieurs jours, les maisons regorgèrent de soldats, les boulangeries et les boucheries furent balayées jusqu'à la dernière miette, jusqu'au dernier os, le pavé des rues garda une odeur de suint, comme après le passage des grands troupeaux migrateurs. Seule, la fabrique de la rue Maqua n'eut pas à souffrir de ce débordement de bétail humain, préservée par une main amie, désignée simplement pour héberger quelques chefs de bonne éducation.

Aussi Delaherche finit-il par se départir de son attitude froide. Les familles bourgeoises s'étaient enfermées au fond de leurs appartements, évitant tout rapport avec les officiers qu'elles logeaient. Mais lui, agité de son continuel besoin de parler, de plaire, de jouir de la vie, souffrait beaucoup de ce rôle de vaincu boudeur. Sa grande maison silencieuse et glacée, où chacun vivait à part, dans une raideur de rancune, lui pesait terriblement aux épaules. Aussi commença-t-il, un jour, par arrêter M de Gartlauben dans l'escalier, pour le remercier de ses services. Et, peu à peu, l'habitude fut prise, les deux hommes échangèrent quelques paroles, quand ils se rencontrèrent; de sorte qu'un soir le capitaine Prussien se trouva assis, dans le cabinet du fabricant, au coin de la cheminée où brûlaient d'énormes bûches de chêne, fumant un cigare, causant en ami des nouvelles récentes. Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne parut pas, il affecta d'ignorer son existence, bien qu'au moindre bruit il tournât vivement les yeux vers la porte de la chambre voisine. Il semblait vouloir faire oublier sa situation de vainqueur, se montrait d'esprit dégagé et large, plaisantait volontiers certaines réquisitions qui prêtaient à rire. Ainsi, un jour qu'on avait réquisitionné un cercueil et un bandage, ce bandage et ce cercueil l'amusèrent beaucoup. Pour le reste, le charbon de terre, l'huile, le lait, le sucre, le beurre, le pain, la viande, sans compter des vêtements, des poêles, des lampes, enfin tout ce qui se mange et tout ce qui sert à la vie quotidienne, il avait un haussement d'épaules: mon Dieu! Que voulez-vous? C'était vexatoire sans doute, il convenait même qu'on demandait trop; seulement, c'était la guerre, il fallait bien vivre en pays ennemi. Delaherche, qu'irritaient ces réquisitions incessantes, gardait son franc parler, les épluchait chaque soir, comme s'il eût examiné le livre de sa cuisine. Pourtant, ils n'eurent qu'une discussion vive, au sujet de la contribution d'un million, dont le préfet Prussien De Rethel venait de frapper le département des Ardennes, sous le prétexte de compenser les pertes causées à l'Allemagne par les vaisseaux de guerre Français et par l'expulsion des allemands domiciliés en France. Dans la répartition, Sedan devait payer quarante-deux mille francs. Et il s'épuisa à faire comprendre à son hôte que cela était inique, que la situation de la ville se trouvait exceptionnelle, qu'elle avait déjà trop souffert pour être ainsi frappée. D'ailleurs, tous deux sortaient plus intimes de ces explications, lui enchanté de s'être étourdi du flot de sa parole, le Prussien content d'avoir fait preuve d'une urbanité toute parisienne.