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Un soir, de son air gai d'étourderie, Gilberte entra. Elle s'arrêta, en jouant la surprise. M de Gartlauben s'était levé, et il eut la discrétion de se retirer presque tout de suite. Mais, le lendemain, il trouva Gilberte installée, il reprit sa place au coin du feu. Alors, commencèrent des soirées charmantes, que l'on passait dans ce cabinet de travail, et non dans le salon, ce qui établissait une distinction subtile. Même, plus tard, lorsque la jeune femme eut consenti à faire de la musique à son hôte, qui l'adorait, elle se rendait seule dans le salon voisin, en laissait simplement la porte ouverte. Par ce rude hiver, les vieux chênes des Ardennes brûlaient à grande flamme, au fond de la haute cheminée, on prenait vers dix heures une tasse de thé, on causait dans la bonne chaleur de la vaste pièce. Et M de Gartlauben était visiblement tombé amoureux fou de cette jeune femme si rieuse, qui coquetait avec lui comme elle faisait autrefois, à Charleville, avec les amis du capitaine Beaudoin. Il se soignait davantage, se montrait d'une galanterie outrée, se contentait de la moindre faveur, tourmenté de l'unique souci de n'être pas pris pour un barbare, un soldat grossier violentant les femmes.

Et la vie se trouva ainsi comme dédoublée, dans la vaste maison noire de la rue Maqua. Tandis qu'aux repas Edmond, avec sa jolie figure de chérubin blessé, répondait par monosyllabes au bavardage ininterrompu de Delaherche, en rougissant dès que Gilberte le priait de lui passer le sel, tandis que le soir M de Gartlauben, les yeux pâmés, assis dans le cabinet de travail, écoutait une sonate de Mozart que la jeune femme jouait pour lui au fond du salon, la pièce voisine où vivaient le colonel De Vineuil et Madame Delaherche restait silencieuse, les persiennes closes, la lampe éternellement allumée, ainsi qu'un tombeau éclairé par un cierge. Décembre avait enseveli la ville sous la neige, les nouvelles désespérées s'y étouffaient dans le grand froid. Après la défaite du général Ducrot à Champigny, après la perte d'Orléans, il ne restait plus qu'un sombre espoir, celui que la terre de France devînt la terre vengeresse, la terre exterminatrice, dévorant les vainqueurs. Que la neige tombât donc à flocons plus épais, que le sol se fendît sous les morsures de la gelée, pour que l'Allemagne entière y trouvât son tombeau! Et une angoisse nouvelle serrait le coeur de Madame Delaherche. Une nuit que son fils était absent, appelé en Belgique par ses affaires, elle avait entendu, en passant devant la chambre de Gilberte, un léger bruit de voix, des baisers étouffés, mêlés de rires. Saisie, elle était rentrée chez elle, dans l'épouvante de l'abomination qu'elle soupçonnait: ce ne pouvait être que le Prussien qui se trouvait là, elle croyait bien avoir remarqué déjà des regards d'intelligence, elle restait écrasée sous cette honte dernière. Ah! cette femme que son fils avait amenée, malgré elle, dans la maison, cette femme de plaisir, à qui elle avait déjà pardonné une fois, en ne parlant pas, après la mort du capitaine Beaudoin! Et cela recommençait, et c'était cette fois la pire infamie! Qu'allait-elle faire? Une telle monstruosité ne pouvait continuer sous son toit. Le deuil de la réclusion où elle vivait en était accru, elle avait des journées d'affreux combat. Les jours où elle rentrait chez le colonel, plus sombre, muette pendant des heures, avec des larmes dans les yeux, il la regardait, il s'imaginait que la France venait de subir une défaite de plus.

Ce fut à ce moment qu'Henriette tomba un matin rue Maqua, pour intéresser les Delaherche au sort de l'oncle Fouchard. Elle avait entendu parler avec des sourires de l'influence toute-puissante que Gilberte possédait sur M de Gartlauben. Aussi resta-t-elle un peu gênée, devant Madame Delaherche, qu'elle rencontra la première, dans l'escalier, remontant chez le colonel, et à qui elle crut devoir expliquer le but de sa visite.

-Oh! Madame, que vous seriez bonne d'intervenir!... Mon oncle est dans une position terrible, on parle de l'envoyer en Allemagne.

La vieille dame, qui l'aimait pourtant, eut un geste de colère.

-Mais, ma chère enfant, je n'ai aucun pouvoir... Il ne faut pas s'adresser à moi...

Puis, malgré l'émotion où elle la voyait:

-Vous arrivez très mal, mon fils part ce soir pour Bruxelles... D'ailleurs, il est comme moi, sans puissance aucune... Adressez- vous donc à ma belle-fille, qui peut tout.

Et elle laissa Henriette interdite, convaincue maintenant qu'elle tombait dans un drame de famille. Depuis la veille, Madame Delaherche avait pris la résolution de tout dire à son fils, avant le départ de celui-ci pour la Belgique, où il allait traiter un achat important de houille, dans l'espoir de remettre en marche les métiers de sa fabrique. Jamais elle ne tolérerait que l'abomination recommençât, à côté d'elle, pendant cette nouvelle absence. Elle attendait donc pour parler d'être certaine qu'il ne renverrait pas son départ à un autre jour, comme il le faisait depuis une semaine. C'était l'écroulement de la maison, le Prussien chassé, la femme elle aussi jetée à la rue, son nom affiché ignominieusement contre les murs, ainsi qu'on avait menacé de le faire, pour toute Française qui se livrerait à un allemand.

Lorsque Gilberte aperçut Henriette, elle poussa un cri de joie.

-Ah! que je suis heureuse de te voir!... Il me semble qu'il y a si longtemps, et l'on vieillit si vite, au milieu de ces vilaines histoires!

Elle l'avait entraînée dans sa chambre, elle la fit asseoir sur la chaise longue, se serra contre elle.

-Voyons, tu vas déjeuner avec nous... Mais, auparavant, causons. Tu dois avoir tant de choses à me dire!... Je sais que tu es sans nouvelles de ton frère. Hein? Ce pauvre Maurice, comme je le plains, dans ce Paris sans gaz, sans bois, sans pain peut-être!... Et ce garçon que tu soignes, l'ami de ton frère? Tu vois qu'on m'a déjà fait des bavardages... Est-ce que c'est pour lui que tu viens?

Henriette tardait à répondre, prise d'un grand trouble intérieur. N'était-ce pas, au fond, pour Jean qu'elle venait, pour être certaine que, l'oncle relâché, on n'inquiéterait plus son cher malade? Cela l'avait emplie de confusion, d'entendre Gilberte parler de lui, et elle n'osait plus dire le motif véritable de sa visite, la conscience désormais souffrante, répugnant à employer l'influence louche qu'elle lui croyait.