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-Capitaine, vous accepterez bien un petit verre... Voyez-vous, je ne me gêne pas, je vous dis tout ce que je pense, parce que je connais la largeur de votre esprit. Eh bien! Je vous assure que votre préfet a tort de vouloir saigner encore la ville de ces quarante-deux mille francs... Songez donc au total de nos sacrifices, depuis le commencement. D'abord, à la veille de la bataille, toute une armée Française, épuisée, affamée. Ensuite, vous autres, qui aviez les dents longues aussi. Rien que les passages de ces troupes, les réquisitions, les réparations, les dépenses de toute sorte nous ont coûté un million et demi. Mettez- en autant pour les ruines occasionnées par la bataille, les destructions, les incendies: ça fait trois millions. Enfin, j'évalue bien à deux millions la perte éprouvée par l'industrie et le commerce... Hein? Qu'est-ce que vous en dites? Nous voilà au chiffre de cinq millions, pour une ville de treize mille habitants! Et vous nous demandez encore quarante-deux mille francs de contribution, je ne sais sous quel prétexte! Est-ce que c'est juste, est-ce que c'est raisonnable?

M de Gartlauben hochait la tête, se contentait de répondre:

-Que voulez-vous? C'est la guerre, c'est la guerre!

Et l'attente se prolongeait, les oreilles d'Henriette bourdonnaient, toutes sortes de vagues et tristes pensées l'assoupissaient à demi, dans l'embrasure de la fenêtre, pendant que Delaherche donnait sa parole d'honneur que jamais Sedan n'aurait pu faire face à la crise, dans le manque total du numéraire, sans l'heureuse création d'une monnaie fiduciaire locale, du papier-Monnaie de la caisse du crédit industriel, qui avait sauvé la ville d'un désastre financier.

-Capitaine, vous reprendrez bien un petit verre de cognac.

Et il sauta à un autre sujet.

-Ce n'est pas la France qui a fait la guerre, c'est l'empire... Ah! l'empereur m'a bien trompé. Tout est fini avec lui, nous nous laisserions démembrer plutôt... Tenez! Un seul homme a vu clair en juillet, oui! Monsieur Thiers, dont le voyage actuel, au travers des capitales de l'Europe, est encore un grand acte de sagesse et de patriotisme. Tous les voeux des gens raisonnables l'accompagnent, puisse-t-il réussir!

D'un geste, il acheva sa pensée, car il eût jugé malséant, devant un Prussien, même sympathique, d'exprimer un désir de paix. Mais ce désir, il était ardemment en lui, comme au fond de toute l'ancienne bourgeoisie plébiscitaire et conservatrice. On allait être à bout de sang et d'argent, il fallait se rendre; et une sourde rancune contre Paris qui s'entêtait dans sa résistance, montait de toutes les provinces occupées. Aussi conclut-il à voix plus basse, faisant allusion aux proclamations enflammées de Gambetta:

-Non, non! Nous ne pouvons pas être avec les fous furieux. Ca devient du massacre... Moi, je suis avec Monsieur Thiers, qui veut les élections; et, quant à leur république, mon Dieu! Ce n'est pas elle qui me gêne, on la gardera s'il le faut, en attendant mieux.

Très poliment, M de Gartlauben continuait à hocher la tête d'un air d'approbation, en répétant:

-Sans doute, sans doute...

Henriette, dont le malaise avait grandi, ne put rester davantage. C'était, en elle, une irritation sans cause précise, un besoin de ne plus être là; et elle se leva doucement, elle sortit, à la recherche de Gilberte, qui se faisait si longtemps attendre.

Mais, comme elle entrait dans la chambre à coucher, elle resta stupéfaite, en apercevant, étendue sur la chaise longue, son amie en larmes, bouleversée par une émotion extraordinaire.

-Eh bien! Quoi donc? Que t'arrive-t-il?

Les pleurs de la jeune femme redoublèrent, elle se refusait à parler, envahie maintenant d'une confusion qui lui jetait tout le sang de son coeur au visage. Et, enfin, balbutiante, se cachant dans les bras grands ouverts, tendus vers elle:

-Oh! Ma chérie, si tu savais... Jamais je n'oserais te dire... Et pourtant je n'ai que toi, tu peux seule me donner peut-être un bon conseil...

Elle eut un frémissement, elle bégaya davantage.

-J'étais avec Edmond... Alors, à l'instant, Madame Delaherche vient de me surprendre...

-Comment, de te surprendre?

-Oui, nous étions là, il me tenait, il m'embrassait...

Et, baisant Henriette, la serrant dans ses bras tremblants, elle lui dit tout.

-Oh! Ma chérie, ne me juge pas trop mal, ça me ferait tant de peine!... Je sais bien, je t'avais juré que ça ne recommencerait jamais. Mais tu as vu Edmond, il est si brave, et il est si joli! Puis, songe donc, ce pauvre jeune homme, blessé, malade, loin de sa mère! Avec ça, il n'a jamais été riche, on a tout mangé chez lui, pour le faire instruire... Je t'assure, je n'ai pas pu refuser.

Henriette l'écoutait, effarée, ne revenant pas de sa surprise.

-Comment! C'était avec le petit sergent!... Mais, ma chère, tout le monde te croit la maîtresse du Prussien!

Du coup, Gilberte se releva, s'essuya les yeux, protestant.

-La maîtresse du Prussien... Ah! non, par exemple! Il est affreux, il me répugne... Pour qui me prend-On? comment peut-on me croire capable d'une pareille infamie? Non, non, jamais! j'aimerais mieux mourir!

Dans sa révolte, elle était devenue grave, d'une beauté douloureuse et irritée qui la transfigurait. Et, brusquement, sa gaieté coquette, son insoucieuse légèreté revinrent, au milieu d'un invincible rire.

-Ca, c'est vrai, je m'amuse de lui. Il m'adore, et je n'ai qu'à le regarder, pour qu'il obéisse... Si tu savais comme c'est drôle, de se moquer ainsi de ce gros homme, qui a toujours l'air de croire qu'on va enfin le récompenser!

-Mais c'est un jeu très dangereux, dit sérieusement Henriette.

-Crois-tu? Qu'est-ce que je risque? Lorsqu'il s'apercevra qu'il ne doit compter sur rien, il ne pourra que se fâcher et s'en aller... Et puis, non! jamais il ne s'en apercevra! Tu ne connais pas l'homme, il est de ceux avec lesquels les femmes vont aussi loin qu'elles veulent, sans danger. Pour ça, vois-tu, j'ai un sens qui m'a toujours avertie. Il a bien trop de vanité, jamais il n'admettra que je me sois moquée de lui... Et tout ce que je lui permettrai, ce sera d'emporter mon souvenir, avec la consolation de se dire qu'il a agi correctement, en galant homme qui a longtemps habité Paris.

Elle s'égayait, elle ajouta:

-En attendant, il va faire remettre en liberté l'oncle Fouchard, et il n'aura pour sa peine qu'une tasse de thé, sucrée de ma main.

Mais, tout d'un coup, elle revint à ses craintes, à l'effroi d'avoir été surprise. Des larmes reparurent au bord de ses paupières.

-Mon Dieu! Et Madame Delaherche? ... Que va-t-il se passer? Elle ne m'aime guère, elle est capable de tout dire à mon mari.

Henriette avait fini par se remettre. Elle essuya les yeux de son amie, elle la força de réparer le désordre de ses vêtements.

-Écoute, ma chère, je n'ai pas la force de te gronder, et pourtant tu sais si je te blâme! Mais on m'avait fait une telle peur avec ton Prussien, j'ai redouté des choses si laides, que l'autre histoire, ma foi! Est un soulagement... Calme-toi, tout peut s'arranger.

C'était fort sage, d'autant plus que Delaherche, presque aussitôt, entra avec sa mère. Il expliqua qu'il venait d'envoyer chercher la voiture qui devait le conduire en Belgique, décidé à prendre le train pour Bruxelles, le soir même. Il voulait donc faire ses adieux à sa femme. Puis, se tournant vers Henriette: