-Soyez tranquille, Monsieur de Gartlauben, en me quittant, m'a promis de s'occuper de votre oncle; et, quand je ne serai plus là, ma femme fera le reste.
Depuis que Madame Delaherche était entrée, Gilberte ne la quittait pas des yeux, le coeur serré d'angoisse. Allait-elle parler, dire ce qu'elle venait de voir, empêcher son fils de partir? La vieille dame, silencieuse, avait, dès la porte, fixé, elle aussi, les regards sur sa belle-fille. Dans son rigorisme, elle éprouvait sans doute le soulagement qui avait rendu Henriette tolérante. Mon Dieu! Puisque c'était avec ce jeune homme, ce Français qui s'était battu si bravement, ne devait-elle pas pardonner, comme elle avait pardonné déjà pour le capitaine Beaudoin? Ses yeux s'adoucirent, elle détourna la tête. Son fils pouvait s'absenter, Edmond protégerait Gilberte contre le Prussien. Elle eut même un faible sourire, elle qui ne s'était pas égayée depuis la bonne nouvelle de Coulmiers.
-Au revoir, dit-elle en embrassant Delaherche. Fais tes affaires et reviens-nous vite.
Et elle s'en alla, elle rentra lentement, de l'autre côté du palier, dans la chambre murée, où le colonel, de son air de stupeur, regardait l'ombre, en dehors du pâle rond de clarté qui tombait de la lampe.
Le soir même, Henriette retourna à Remilly; et, trois jours plus tard, elle eut la joie de voir, un matin, le père Fouchard rentrer à la ferme tranquillement, comme s'il revenait à pied de conclure un marché dans le voisinage. Il s'assit, il mangea un morceau de pain, avec du fromage. Puis, à toutes les questions, il répondit sans hâte, de l'air d'un homme qui n'avait jamais eu peur. Pourquoi donc l'aurait-on retenu? Il n'avait rien fait de mal. Ce n'était pas lui qui avait tué le Prussien, n'est-ce pas? Alors, il s'était contenté de dire aux autorités: «cherchez, moi je ne sais rien.» et il avait bien fallu le lâcher, ainsi que le maire, puisqu'on n'avait pas de preuves contre eux. Mais ses yeux de paysan rusé et goguenard luisaient, dans sa joie muette d'avoir roulé tous ces sales bougres, dont il commençait à avoir assez, à présent qu'ils le chicanaient sur la qualité de sa viande.
Décembre s'acheva, Jean voulut partir. Maintenant, sa jambe était solide, le docteur déclarait qu'il pouvait aller se battre. Et ce fut, pour Henriette, une grande peine, qu'elle s'efforça de cacher. Depuis la désastreuse bataille de Champigny, aucune nouvelle de Paris ne leur était venue. Ils savaient simplement que le régiment de Maurice, exposé à un feu terrible, avait perdu beaucoup d'hommes. Puis, toujours ce grand silence, aucune lettre, jamais la moindre ligne pour eux, lorsqu'il savait que des familles de Raucourt et de Sedan avaient reçu des dépêches, par des voies détournées. Peut-être le pigeon qui portait les nouvelles si ardemment attendues, avait-il rencontré quelque épervier vorace; ou peut-être était-il tombé, à la lisière d'un bois, traversé par la balle d'un Prussien. Mais, surtout, ce qui les hantait, c'était la crainte que Maurice ne fût mort. Ce silence de la grande ville, là-bas, muette sous l'étreinte de l'investissement, était devenu, dans l'angoisse de leur attente, un silence de tombe. Ils avaient perdu l'espoir de rien apprendre, et, lorsque Jean exprima sa volonté formelle de partir, Henriette n'eut que cette plainte sourde:
-Mon Dieu! C'est donc fini, je vais donc rester seule!
Le désir de Jean était d'aller rejoindre l'armée du nord, que le général Faidherbe venait de reconstituer. Depuis que le corps du général de Manteuffel avait poussé jusqu'à Dieppe, cette armée défendait trois départements séparés du reste de la France, le nord, le Pas-De-calais et la Somme; et le projet de Jean, d'une exécution facile, était simplement de gagner Bouillon, puis de faire le tour par la Belgique. Il savait qu'on achevait de former le 23e corps, avec tous les anciens soldats de Sedan et de Metz qu'on pouvait rallier. Il entendait dire que le général Faidherbe reprenait l'offensive, et il fixa définitivement son départ au dimanche suivant, lorsqu'il apprit la bataille de Pont-Noyelle, cette bataille au résultat indécis, que les Français avaient failli gagner.
Ce fut encore le docteur Dalichamp qui offrit de le conduire à Bouillon, dans son cabriolet. Il était d'un courage, d'une bonté inépuisables. À Raucourt, que ravageait le typhus, apporté par les Bavarois, il avait des malades dans toutes les maisons, en dehors des deux ambulances qu'il visitait, celle de Raucourt même et celle de Remilly. Son ardent patriotisme, son besoin de protester contre les inutiles violences, l'avaient deux fois fait arrêter, puis relâcher par les Prussiens. Aussi riait-il d'un bon rire, le matin où il arriva avec sa voiture, pour prendre Jean, heureux de faire échapper un autre de ces vaincus de Sedan, tout ce pauvre et brave monde, comme il disait, qu'il soignait, qu'il aidait de sa bourse. Jean, qui souffrait de la question d'argent, sachant Henriette pauvre, avait accepté les cinquante francs que le docteur lui offrait pour son voyage.
Le père Fouchard, pour les adieux, fit bien les choses. Il envoya Silvine chercher deux bouteilles de vin, il voulut que tout le monde bût un verre à l'extermination des allemands. Lui, gros monsieur désormais, tenait son magot, caché quelque part; et, tranquille depuis que les francs-tireurs des bois de Dieulet avaient disparu, traqués comme des fauves, il n'avait plus que le désir de jouir de la paix prochaine, lorsqu'elle serait conclue. Même, dans un accès de générosité, il venait de donner des gages à Prosper, pour l'attacher à la ferme, que le garçon, d'ailleurs, n'avait pas l'envie de quitter. Il trinqua avec Prosper, il voulut trinquer aussi avec Silvine, dont il avait eu un instant l'idée de faire sa femme, tant il la voyait sage, tout entière à sa besogne; mais à quoi bon? Il sentait bien qu'elle ne se dérangerait plus, qu'elle serait encore là, lorsque Charlot, grandi, partirait comme soldat à son tour. Et, quand il eut trinqué avec le docteur, avec Henriette, avec Jean, il s'écria:
-À la santé de tous! Que chacun fasse son affaire et ne se porte pas plus mal que moi!
Henriette avait absolument voulu accompagner Jean jusqu'à Sedan. Il était en bourgeois, avec un paletot et un chapeau rond, prêtés par le docteur. Ce jour-là, le soleil luisait sur la neige, par le grand froid terrible. On ne devait que traverser la ville; mais, lorsque Jean sut que son colonel était toujours chez les Delaherche, une grande envie lui vint d'aller le saluer; et, en même temps, il remercierait le fabricant de ses bontés. Ce fut sa dernière douleur, dans cette ville de désastre et de deuil. Comme ils arrivaient à la fabrique de la rue Maqua, une fin tragique y bouleversait la maison. Gilberte s'effarait, Madame Delaherche pleurait de grosses larmes silencieuses, tandis que son fils, remonté de ses ateliers, où le travail avait un peu repris, poussait des exclamations de surprise. On venait de trouver le colonel, sur le parquet de sa chambre, tombé comme une masse, mort. L'éternelle lampe brûlait seule, dans la pièce close. Appelé en hâte, un médecin n'avait pas compris, ne découvrant aucune cause probable, ni anévrisme, ni congestion. Le colonel était mort, foudroyé, sans qu'on sût d'où était venue la foudre; et, le lendemain seulement, on ramassa un morceau de vieux journal, qui avait servi de couverture à un livre, et où se trouvait le récit de la reddition de Metz.
-Ma chère, dit Gilberte à Henriette, Monsieur de Gartlauben, tout à l'heure, en descendant l'escalier, a ôté son chapeau devant la porte de la pièce où repose le corps de mon oncle... C'est Edmond qui l'a vu, et, n'est-ce pas? C'est un homme décidément très bien.