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À la veille du 31 octobre, Maurice fut ainsi ravagé par ce mal de la défiance et du rêve. Il acceptait maintenant des imaginations dont il aurait souri autrefois. Pourquoi pas? est-ce que l'imbécillité et le crime n'étaient pas sans bornes? est-ce que le miracle ne devenait pas possible, au milieu des catastrophes qui bouleversaient le monde? Il avait toute une longue rancune amassée, depuis l'heure où il avait appris Froeschwiller, là-bas, devant Mulhouse; il saignait de Sedan, ainsi que d'une plaie vive, toujours irritée, que le moindre revers suffisait à rouvrir; il gardait l'ébranlement de chacune des défaites, le corps appauvri, la tête affaiblie par une si longue suite de jours sans pain, de nuits sans sommeil, jeté dans l'effarement de cette existence de cauchemars, ne sachant même plus s'il vivait; et l'idée que tant de souffrances aboutiraient à une catastrophe nouvelle, irrémédiable, l'affolait, faisait de ce lettré un être d'instinct, retourné à l'enfance, sans cesse emporté par l'émotion du moment. Tout, la destruction, l'extermination plutôt que de donner un sou de la fortune, un pouce du territoire de la France! En lui, s'achevait l'évolution qui, sous le coup des premières batailles perdues, avait détruit la légende napoléonienne, le bonapartisme sentimental qu'il devait aux récits épiques de son grand-père. Déjà même, il n'en était plus à la république théorique et sage, il versait dans les violences révolutionnaires, croyait à la nécessité de la terreur, pour balayer les incapables et les traîtres, en train d'égorger la patrie. Aussi, le 31 octobre, fut- il de coeur avec les émeutiers, lorsque les nouvelles désastreuses se succédèrent coup sur coup: la perte du Bourget, si vaillamment conquis par les volontaires de la presse, dans la nuit du 27 au 28; l'arrivée de M Thiers à Versailles, de retour de son voyage au travers des capitales de l'Europe, d'où il revenait, disait-on, pour traiter au nom de Napoléon III; enfin, la reddition de Metz, dont il apportait l'effroyable certitude, au milieu des bruits vagues qui couraient déjà, le dernier coup de massue, un autre Sedan, d'une honte plus grande. Et, le lendemain, quand il apprit les événements de l'Hôtel de Ville, les émeutiers vainqueurs un instant, les membres du gouvernement de la défense nationale prisonniers jusqu'à quatre heures du matin, sauvés seulement alors par un revirement de la population, exaspérée contre eux d'abord, inquiète ensuite, à la pensée de l'insurrection victorieuse, il regretta cet avortement, cette commune, d'où le salut serait venu peut-être, l'appel aux armes, la patrie en danger, tous les classiques souvenirs d'un peuple libre qui ne veut pas mourir. M Thiers n'osa même pas entrer dans Paris, et l'on fut sur le point d'illuminer, après la rupture des négociations.

Alors, le mois de novembre se passa dans une impatience fiévreuse. De petits combats eurent lieu, auxquels Maurice ne prit aucune part. Il bivouaquait maintenant du côté de Saint-ouen, il s'échappait à chaque occasion, dévoré d'un continuel besoin de nouvelles. Comme lui, Paris attendait, anxieux. L'élection des maires semblait avoir apaisé les passions politiques; mais presque tous les élus appartenaient aux partis extrêmes, il y avait là, pour l'avenir, un symptôme redoutable. Et ce que Paris attendait, dans cette accalmie, c'était la grande sortie tant réclamée, la victoire, la délivrance. Cela, de nouveau, ne faisait aucun doute: on culbuterait les Prussiens, on leur passerait sur le ventre. Des préparatifs étaient faits dans la presqu'île de Gennevilliers, le point jugé le plus favorable pour une trouée. Puis, un matin, on eut la joie folle des bonnes nouvelles de Coulmiers, Orléans repris, l'armée de la Loire en marche, déjà campée à étampes, disait-on. Tout fut changé, il ne s'agissait plus que d'aller lui donner la main, de l'autre côté de la Marne. On avait réorganisé les forces militaires, créé trois armées, l'une composée des bataillons de la garde nationale, sous les ordres du général Clément Thomas, l'autre formée des 13e et 14e corps, augmentée des meilleurs éléments pris un peu partout, que le général Ducrot devait conduire à la grande attaque, l'autre enfin, la troisième, l'armée de réserve, faite uniquement de garde mobile et confiée au général Vinoy. Et une foi absolue soulevait Maurice, quand, le 28 novembre, il vint coucher dans le bois de Vincennes, avec le 115e. Les trois corps de la deuxième armée étaient là, on racontait que le rendez-vous, donné à l'armée de la Loire, était pour le lendemain, à Fontainebleau. Puis, tout de suite, ce furent les malchances, les fautes habituelles, une crue subite qui empêcha de jeter les ponts de bateaux, des ordres fâcheux qui attardèrent les mouvements. La nuit suivante, le 115e, un des premiers, passa la rivière; et, dès dix heures, sous un feu effroyable, Maurice pénétra dans le village de Champigny. Il était comme fou, son chassepot lui brûlait les doigts, malgré le froid terrible. Son unique vouloir, depuis qu'il marchait, était d'aller ainsi en avant, toujours, jusqu'à ce qu'on eût rejoint les camarades de la province, là-bas. Mais, en face de Champigny et de Bry, l'armée venait de se heurter contre les murs des parcs de Coeuilly et de Villiers, des murs d'un demi-kilomètre, dont les Prussiens avaient fait des forteresses imprenables. C'était la borne, où tous les courages échouèrent. Dès lors, il n'y eut plus qu'hésitation et recul, le troisième corps s'était attardé, le premier et le deuxième, immobilisés déjà, défendirent deux jours Champigny, qu'ils durent abandonner dans la nuit du 2 décembre, après leur stérile victoire. Cette nuit-là, toute l'armée revint camper sous les arbres du bois de Vincennes, blancs de givre; et Maurice, les pieds morts, la face contre la terre glacée, pleura.

Ah! les mornes et tristes journées, après l'avortement de cet immense effort! La grande sortie, préparée depuis si longtemps, la poussée irrésistible qui devait délivrer Paris, venait d'échouer; et, trois jours plus tard, une lettre du général de Moltke annonçait que l'armée de la Loire, battue, avait de nouveau abandonné Orléans. C'était le cercle qui se resserrait plus étroit, impossible désormais à rompre. Mais Paris, dans sa fièvre de désespoir, semblait trouver des forces nouvelles de résistance. Les menaces de famine commençaient. Dès le milieu d'octobre, on avait rationné la viande. En décembre, il ne restait pas une bête des grands troupeaux de boeufs et de moutons lâchés au travers du bois de Boulogne, dans la poussière de leur piétinement continu, et l'on s'était mis à abattre les chevaux. Les provisions, plus tard les réquisitions de farine et de blé devaient donner quatre mois de pain. Quand les farines s'étaient épuisées, il avait fallu construire des moulins dans les gares. Le combustible aussi manquait, on le réservait pour moudre les grains, cuire le pain, fabriquer les armes. Et Paris, sans gaz, éclairé par de rares lampes à pétrole, Paris grelottant sous son manteau de glace, Paris à qui on rationnait son pain noir et sa viande de cheval, espérait quand même, parlait de Faidherbe au nord, de Chanzy sur la Loire, de Bourbaki dans l'est, comme si quelque prodige allait les amener victorieux sous les murs. Devant les boulangeries et les boucheries, les longues queues qui attendaient, dans la neige, s'égayaient encore parfois, à la nouvelle de grandes victoires imaginaires. Après l'abattement de chaque défaite, l'illusion tenace renaissait, flambait plus haute, parmi cette foule hallucinée de souffrance et de faim. Sur la place du Château- D'eau, un soldat ayant parlé de se rendre, les passants avaient failli le massacrer. Tandis que l'armée, à bout de courage et sentant venir la fin, demandait la paix, la population réclamait encore la sortie en masse, la sortie torrentielle, le peuple entier, les femmes, les enfants eux-mêmes, se ruant sur les Prussiens, en un fleuve débordé qui renverse et emporte tout.