À trois heures du matin, le 1er corps campait dans le bois de Boulogne; tandis que, vers le même moment, la division Bruat passait la Seine, pour enlever la porte de Sèvres et faciliter l'entrée du 2e corps, qui, sous les ordres du général de Cissey, devait occuper le quartier de Grenelle, une heure plus tard. C'était ainsi que, le 22 au matin, l'armée de Versailles était maîtresse du Trocadéro et de la Muette, sur la rive droite, de Grenelle, sur la rive gauche; et cela, au milieu de la stupeur, de la colère et du désarroi de la Commune, criant déjà à la trahison, éperdue à l'idée de l'écrasement inévitable.
Ce fut le premier sentiment de Maurice, quand il eut compris: la fin était venue, il n'y avait qu'à se faire tuer. Mais le tocsin sonnait à la volée, les tambours battaient plus fort, des femmes et jusqu'à des enfants travaillaient aux barricades, les rues s'emplissaient de la fièvre des bataillons, réunis à la hâte, courant à leur poste de combat. Et, dès midi, l'éternel espoir renaissait au coeur des soldats exaltés de la Commune, résolus à vaincre, en constatant que les versaillais n'avaient presque pas bougé. Cette armée, qu'ils avaient craint de voir aux Tuileries en deux heures, opérait avec une prudence extraordinaire, instruite par ses défaites, exagérant la tactique que les Prussiens lui avaient si durement apprise. À l'Hôtel de Ville, le comité de salut public et Delescluze, délégué à la guerre, organisaient, dirigeaient la défense. On racontait qu'ils avaient repoussé dédaigneusement une suprême tentative de conciliation. Cela enflammait les courages, le triomphe de Paris redevenait certain, de toutes parts la résistance allait être farouche, comme l'attaque devait être implacable, dans la haine grossie de mensonges et d'atrocités, qui brûlait au coeur des deux armées. Et, cette journée, Maurice la passa du côté du Champ de Mars et des Invalides, à se replier lentement, de rue en rue, en lâchant des coups de feu. Il n'avait pu retrouver son bataillon, il se battait avec des camarades inconnus, emmené par eux sur la rive gauche, sans même y avoir pris garde. Vers quatre heures, ils défendirent une barricade qui fermait la rue de l'université, à sa sortie sur l'esplanade; et ils ne l'abandonnèrent qu'au crépuscule, lorsqu'ils surent que la division Bruat, filant le long du quai, s'était emparée du corps législatif. Ils avaient failli être pris, ils gagnèrent la rue de Lille à grand-peine, grâce à un large détour par la rue Saint-Dominique et la rue de Bellechasse. Quand la nuit tomba, l'armée de Versailles occupait une ligne qui partait de la porte de Vanves, passait par le corps législatif, le palais de l'Élysée, l'église Saint-Augustin, la gare Saint-lazare, et aboutissait à la porte d'Asnières.
Le lendemain, le 23, un mardi printanier de clair et chaud soleil, fut pour Maurice le jour terrible. Les quelques centaines de fédérés, dont il faisait partie et où il y avait des hommes de plusieurs bataillons, tenaient encore tout le quartier, du quai à la rue Saint-Dominique. Mais la plupart avaient bivouaqué rue de Lille, dans les jardins des grands hôtels qui se trouvaient là. Lui-même s'était endormi profondément, sur une pelouse, à côté du palais de la Légion d'Honneur. Dès le matin, il croyait que les troupes débusqueraient du corps législatif, pour les refouler derrière les fortes barricades de la rue du Bac. Les heures pourtant se passèrent, sans que l'attaque se produisît. On n'échangeait toujours que des balles perdues, d'un bout des rues à l'autre. C'était le plan de Versailles qui se développait avec une lenteur prudente, la résolution bien arrêtée de ne pas se heurter de front à la formidable forteresse que les insurgés avaient faite de la terrasse des Tuileries, l'adoption d'un double cheminement, à gauche et à droite, le long des remparts, de manière à s'emparer d'abord de Montmartre et de l'observatoire, pour se rabattre ensuite et prendre tous les quartiers du centre dans un immense coup de filet. Vers deux heures, Maurice entendit raconter que le drapeau tricolore flottait sur Montmartre: attaquée par trois corps d'armée à la fois, qui avaient lancé leurs bataillons sur la butte, au nord et à l'ouest, par les rues Lepic, des Saules et du Mont-Cenis, la grande batterie du moulin de la galette venait d'être prise; et les vainqueurs refluaient sur Paris, emportaient la place Saint-Georges, Notre-Dame de Lorette, la mairie de la rue Drouot, le nouvel opéra; pendant que, sur la rive gauche, le mouvement de conversion, parti du cimetière Montparnasse, gagnait la place d'enfer et le marché aux chevaux. Une stupeur, de la rage et de l'effroi accueillaient ces nouvelles, ces progrès si rapides de l'armée. Eh quoi! Montmartre enlevé en deux heures, Montmartre, la citadelle glorieuse et imprenable de l'insurrection! Maurice s'aperçut bien que les rangs s'éclaircissaient, des camarades tremblants filaient sans bruit, allaient se laver les mains, mettre une blouse, dans la terreur des représailles. Le bruit courait qu'on serait tourné par la Croix-Rouge, dont l'attaque se préparait. Déjà, les barricades des rues Martignac et de Bellechasse étaient prises, on commençait à voir les pantalons rouges au bout de la rue de Lille. Et il ne resta bientôt que les convaincus, les acharnés, Maurice et une cinquantaine d'autres, décidés à mourir, après en avoir tué le plus possible, de ces versaillais qui traitaient les fédérés en bandits, qui fusillaient les prisonniers en arrière de la ligne de bataille. Depuis la veille, l'exécrable haine avait grandi, c'était l'extermination entre ces révoltés mourant pour leur rêve et cette armée toute fumante de passions réactionnaires, exaspérée d'avoir à se battre encore.
Vers cinq heures, comme Maurice et les camarades se repliaient décidément derrière les barricades de la rue du Bac, descendant de porte en porte la rue de Lille, en tirant toujours, il vit tout d'un coup une grosse fumée noire sortir par une fenêtre ouverte du palais de la Légion d'Honneur. C'était le premier incendie allumé dans Paris; et, sous le coup de furieuse démence qui l'emportait, il en eut une joie farouche. L'heure avait sonné, que la ville entière flambât donc comme un bûcher immense, que le feu purifiât le monde! Mais une apparition brusque l'étonna: cinq ou six hommes venaient de sortir précipitamment du palais, ayant à leur tête un grand gaillard, dans lequel il reconnut Chouteau, son ancien camarade d'escouade du 106e. Il l'avait aperçu déjà avec un képi galonné, après le 18 mars, il le retrouvait monté en grade, ayant des galons partout, attaché à l'état-major de quelque général qui ne se battait pas. Une histoire lui revint, qu'on lui avait contée: ce Chouteau installé au palais de la Légion d'Honneur, vivant là en compagnie d'une maîtresse dans une bombance continuelle, s'allongeant avec ses bottes au milieu des grands lits somptueux, cassant les glaces à coups de revolver, pour rire. Même on assurait que sa maîtresse, sous le prétexte d'aller faire son marché aux halles, partait chaque matin en voiture de gala, déménageant des ballots de linge volé, des pendules et jusqu'à des meubles. Et Maurice, à le voir courir avec ses hommes, tenant encore à la main un bidon de pétrole, éprouva un malaise, un doute affreux où il sentit vaciller toute sa foi. L'oeuvre terrible pouvait donc être mauvaise, qu'un tel homme en était l'ouvrier?