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Ce fut, pour Henriette, une angoisse terrible. Mon Dieu! Arrivait-elle donc trop tard? Maurice n'ayant pas répondu à ses deux dernières lettres, elle avait éprouvé de si mortelles inquiétudes, aux nouvelles de Paris, de plus en plus alarmantes, qu'elle s'était décidée brusquement à quitter Remilly. Depuis des mois, chez l'oncle Fouchard, elle s'attristait; les troupes d'occupation, à mesure que Paris avait prolongé sa résistance, étaient devenues plus exigeantes et plus dures; et, maintenant que les régiments, un à un, rentraient en Allemagne, de continuels passages de soldats épuisaient de nouveau les campagnes et les villes. Le matin, comme elle se levait au petit jour, pour aller prendre le chemin de fer à Sedan, elle avait vu la cour de la ferme pleine d'un flot de cavaliers, qui avaient dormi là, couchés pêle-mêle, enveloppés dans leurs manteaux. Ils étaient si nombreux, qu'ils couvraient la terre. Puis, à un brusque appel de clairon, tous s'étaient dressés, silencieux, drapés à longs plis, si serrés les uns contre les autres, qu'elle avait cru assister à la résurrection d'un champ de bataille, sous l'éclat des trompettes du jugement dernier. Et elle retrouvait encore des Prussiens à Saint-Denis, et c'étaient eux qui jetaient ce cri, qui la bouleversait:

-Tout le monde descend, on ne va pas plus loin... Paris brûle, Paris brûle...

Éperdue, Henriette se précipita, avec sa petite valise, demanda des renseignements. On se battait depuis deux jours dans Paris, la ligne ferrée était coupée, les Prussiens restaient en observation. Mais elle voulait passer quand même, elle avisa sur le quai le capitaine qui commandait la compagnie occupant la gare, elle courut à lui.

-Monsieur, je vais rejoindre mon frère dont je suis affreusement inquiète. Je vous en supplie, donnez-moi le moyen de continuer ma route.

Elle s'arrêta, surprise, en reconnaissant le capitaine, dont un bec de gaz venait d'éclairer le visage.

-C'est vous, Otto... Oh! soyez bon, puisque le hasard nous remet une fois encore face à face.

Otto Gunther, le cousin, était toujours serré correctement dans son uniforme de capitaine de la garde. Il avait son air sec de bel officier bien tenu. Et lui ne reconnaissait pas cette femme mince, l'air chétif, avec ses pâles cheveux blonds, son joli visage doux, cachés sous le crêpe de son chapeau. Ce fut seulement à la clarté brave et droite de ses yeux, qu'il finit par se souvenir. Il eut simplement un petit geste.

-Vous savez que j'ai un frère soldat, continuait ardemment Henriette. Il est resté dans Paris, j'ai peur qu'il ne se soit mêlé à toute cette horrible lutte... Je vous en supplie, Otto, donnez-moi le moyen de continuer ma route.

Alors, il se décida à parler.

-Mais je vous assure que je ne puis rien... Depuis hier, les trains ne circulent plus, je crois qu'on a enlevé des rails, du côté des remparts. Et je n'ai à ma disposition ni voiture, ni cheval, ni homme pour vous conduire.

Elle le regardait, elle ne bégayait plus que des plaintes sourdes, dans son chagrin de le trouver si froid, si résolu à ne pas lui venir en aide.

-Oh! mon Dieu, vous ne voulez rien faire... Oh! mon Dieu, à qui vais-je m'adresser?

Ces Prussiens qui étaient les maîtres tout-Puissants, qui, d'un mot, auraient bouleversé la ville, réquisitionné cent voitures, fait sortir des écuries mille chevaux! Et il refusait de son air hautain de vainqueur dont la loi était de ne jamais intervenir dans les affaires des vaincus, les jugeant sans doute malpropres, salissantes pour sa gloire toute fraîche.

-Enfin, reprit Henriette, en tâchant de se calmer, vous savez au moins ce qui se passe, vous pouvez bien me le dire.

Il eut un sourire mince, à peine sensible.

-Paris brûle... Tenez! venez par ici, on voit parfaitement.

Et il marcha devant elle, il sortit de la station, alla le long des rails pendant une centaine de pas, pour atteindre une passerelle de fer, construite en travers de la voie. Quand ils eurent gravi l'étroit escalier et qu'ils se trouvèrent en haut, appuyés à la rampe, l'immense plaine rase se déroula, par-dessus un talus.

-Vous voyez, Paris brûle...

Il pouvait être neuf heures et demie. La lueur rouge, qui incendiait le ciel, grandissait toujours. À l'est, le vol de petits nuages ensanglantés s'était perdu, il ne restait au zénith qu'un tas d'encre, où se reflétaient les flammes lointaines. Maintenant, toute la ligne de l'horizon était en feu; mais, par endroits, on distinguait des foyers plus intenses, des gerbes d'un pourpre vif, dont le jaillissement continu rayait les ténèbres, au milieu de grandes fumées volantes. Et l'on aurait dit que les incendies marchaient, que quelque forêt géante s'allumait là-bas, d'arbre en arbre, que la terre elle-même allait flamber, embrasée par ce colossal bûcher de Paris.

-Tenez! expliqua Otto, c'est Montmartre, cette bosse que l'on voit se détacher en noir sur le fond rouge... À gauche, à la Villette, à Belleville, rien ne brûle encore. Le feu a dû être mis dans les beaux quartiers, et ça gagne, ça gagne... Regardez donc! à droite, voilà un autre incendie qui se déclare! On aperçoit les flammes, tout un bouillonnement de flammes, d'où monte une vapeur ardente... Et d'autres, d'autres encore, partout!

Il ne criait pas, il ne s'exaltait pas, et l'énormité de sa joie tranquille terrifiait Henriette. Ah! ces Prussiens qui voyaient ça! Elle le sentait insultant par son calme, par son demi-sourire, comme s'il avait prévu et attendu depuis longtemps ce désastre sans exemple. Enfin, Paris brûlait, Paris dont les obus allemands n'avaient pu qu'écorner les gouttières! Toutes ses rancunes se trouvaient satisfaites, il semblait vengé de la longueur démesurée du siège, des froids terribles, des difficultés sans cesse renaissantes, dont l'Allemagne gardait encore l'irritation. Dans l'orgueil du triomphe, les provinces conquises, l'indemnité des cinq milliards, rien ne valait ce spectacle de Paris détruit, frappé de folie furieuse, s'incendiant lui-même et s'envolant en fumée, par cette claire nuit de printemps.

-Ah! c'était certain, ajouta-t-il à voix plus basse. De la grande besogne!

Une douleur croissante serrait le coeur d'Henriette, à l'étouffer, devant l'immensité de la catastrophe. Pendant quelques minutes, son malheur personnel disparut, emporté dans cette expiation de tout un peuple. La pensée du feu dévorant des vies humaines, la vue de la ville embrasée à l'horizon, jetant la lueur d'enfer des capitales maudites et foudroyées, lui arrachaient des cris involontaires. Elle joignit les mains, elle demanda:

-Qu'avons-nous donc fait, mon Dieu! pour être punis de la sorte?

Déjà, Otto levait le bras, dans un geste d'apostrophe. Il allait parler, avec la véhémence de ce froid et dur protestantisme militaire qui citait des versets de la bible. Mais un regard sur la jeune femme, dont il venait de rencontrer les beaux yeux de clarté et de raison, l'arrêta. Et, d'ailleurs, son geste avait suffi, il avait dit sa haine de race, sa conviction d'être en France le justicier, envoyé par le Dieu des armées pour châtier un peuple pervers. Paris brûlait en punition de ses siècles de vie mauvaise, du long amas de ses crimes et de ses débauches. De nouveau, les germains sauveraient le monde, balayeraient les dernières poussières de la corruption latine.

Il laissa retomber son bras, il dit simplement:

-C'est la fin de tout... Un autre quartier s'allume, cet autre foyer, là-bas, plus à gauche... Vous voyez bien cette grande raie qui s'étale, ainsi qu'un fleuve de braise.