-Alors, c'est foutu, pas moyen de passer! déclara Jean, qui avait habité Paris pendant six mois, au retour de la campagne d'Italie.
Brusquement, une idée lui vint. S'il y avait des barques, au bas du pont royal, comme autrefois, on allait pouvoir tenter le coup. Ce serait très long, dangereux, pas commode; mais on n'avait pas le choix, et il fallait se décider vite.
-Écoute, mon petit, filons toujours d'ici, ce n'est pas sain... Moi, je raconterai à mon lieutenant que des communards m'ont pris et que je me suis échappé.
Il l'avait saisi par son bras valide, il le soutint, l'aida à franchir le bout de la rue du Bac, au milieu des maisons qui flambaient maintenant de haut en bas, comme des torches démesurées. Une pluie de tisons ardents tombait sur eux, la chaleur était si intense, que tout le poil de leur face grillait. Puis, quand ils débouchèrent sur le quai, ils restèrent comme aveuglés un instant, sous l'effrayante clarté des incendies, brûlant en gerbes immenses, aux deux bords de la Seine.
-Ce n'est pas les chandelles qui manquent, grogna Jean, ennuyé de ce plein jour.
Et il ne se sentit un peu en sûreté que lorsqu'il eut fait descendre à Maurice l'escalier de la berge, à gauche du pont royal, en aval. Là, sous le bouquet de grands arbres, au bord de l'eau, ils étaient cachés. Pendant près d'un quart d'heure, des ombres noires qui s'agitaient en face, sur l'autre quai, les inquiétèrent. Il y eut des coups de feu, on entendit un grand cri, puis un plongeon, avec un brusque rejaillissement d'écume. Le pont était évidemment gardé.
-Si nous passions la nuit dans cette baraque? demanda Maurice, en montrant un bureau en planches de la navigation.
-Ah! ouiche! pour être pincés demain matin!
Jean avait toujours son idée. Il venait bien de trouver là toute une flottille de petites barques. Mais elles étaient enchaînées, comment en détacher une, dégager les rames? Enfin, il découvrit une vieille paire de rames, il put forcer un cadenas, mal fermé sans doute; et, tout de suite, lorsqu'il eut couché Maurice à l'avant du canot, il s'abandonna avec prudence au fil du courant, longeant le bord, dans l'ombre des bains froids et des péniches. Ni l'un ni l'autre ne parlaient plus, épouvantés de l'exécrable spectacle qui se déroulait. À mesure qu'ils descendaient la rivière, l'horreur semblait grandir, dans le recul de l'horizon. Quand ils furent au pont de Solférino, ils virent d'un regard les deux quais en flammes.
À gauche, c'étaient les Tuileries qui brûlaient. Dès la tombée de la nuit, les communards avaient mis le feu aux deux bouts du palais, au pavillon De Flore et au pavillon de Marsan; et, rapidement, le feu gagnait le pavillon de l'horloge, au centre, où était préparée toute une mine, des tonneaux de poudre entassés dans la salle des maréchaux. En ce moment, les bâtiments intermédiaires jetaient, par leurs fenêtres crevées, des tourbillons de fumée rousse que traversaient de longues flammèches bleues. Les toits s'embrasaient, gercés de lézardes ardentes, s'entr'ouvrant, comme une terre volcanique, sous la poussée du brasier intérieur. Mais, surtout, le pavillon De Flore, allumé le premier, flambait, du rez-de-chaussée aux vastes combles, dans un ronflement formidable. Le pétrole, dont on avait enduit le parquet et les tentures, donnait aux flammes une intensité telle, qu'on voyait les fers des balcons se tordre et que les hautes cheminées monumentales éclataient, avec leurs grands soleils sculptés, d'un rouge de braise.
Puis, à droite, c'était d'abord le palais de la Légion d'Honneur, incendié à cinq heures du soir, qui brûlait depuis près de sept heures, et qui se consumait en une large flambée de bûcher dont tout le bois s'achèverait d'un coup. Ensuite, c'était le palais du Conseil d'État, l'incendie immense, le plus énorme, le plus effroyable, le cube de pierre géant aux deux étages de portiques, vomissant des flammes. Les quatre bâtiments, qui entouraient la grande cour intérieure, avaient pris feu à la fois; et, là, le pétrole, versé à pleines tonnes dans les quatre escaliers, aux quatre angles, avait ruisselé, roulant le long des marches des torrents de l'enfer. Sur la façade du bord de l'eau, la ligne nette de l'attique se détachait en une rampe noircie, au milieu des langues rouges qui en léchaient les bords; tandis que les colonnades, les entablements, les frises, les sculptures apparaissaient avec une puissance de relief extraordinaire, dans un aveuglant reflet de fournaise. Il y avait surtout là un branle, une force du feu si terrible, que le colossal monument en était comme soulevé, tremblant et grondant sur ses fondations, ne gardant que la carcasse de ses murs épais, sous cette violence d'éruption qui projetait au ciel le zinc de ses toitures. Ensuite, c'était, à côté, la caserne d'Orsay dont tout un pan brûlait, en une colonne haute et blanche, pareille à une tour de lumière. Et c'était enfin, derrière, d'autres incendies encore, les sept maisons de la rue du Bac, les vingt-deux maisons de la rue de Lille, embrasant l'horizon, détachant les flammes sur d'autres flammes, en une mer sanglante et sans fin.
Jean, étranglé, murmura:
-Ce n'est pas Dieu possible! La rivière va prendre feu.
La barque, en effet, semblait portée par un fleuve de braise. Sous les reflets dansants de ces foyers immenses, on aurait cru que la Seine roulait des charbons ardents. De brusques éclairs rouges y couraient, dans un grand froissement de tisons jaunes. Et ils descendaient toujours lentement, au fil de cette eau incendiée, entre les palais en flammes, ainsi que dans une rue démesurée de ville maudite, brûlant aux deux bords d'une chaussée de lave en fusion.
-Ah! dit à son tour Maurice, repris de folie devant cette destruction qu'il avait voulue, que tout flambe donc et que tout saute!
Mais, d'un geste terrifié, Jean le fit taire, comme s'il avait craint qu'un tel blasphème ne leur portât malheur. Était-ce possible qu'un garçon qu'il aimait tant, si instruit, si délicat, en fût arrivé à des idées pareilles? Et il ramait plus fort, car il avait dépassé le pont de Solférino, il se trouvait maintenant dans un large espace découvert. La clarté devenait telle, que la rivière était éclairée comme par le soleil de midi, tombant d'aplomb, sans une ombre. On distinguait les moindres détails avec une précision singulière, les moires du courant, les tas de graviers des berges, les petits arbres des quais. Surtout, les ponts apparaissaient, d'une blancheur éclatante, si nets, qu'on en aurait compté les pierres; et l'on aurait dit, d'un incendie à l'autre, de minces passerelles intactes, au-dessus de cette eau braisillante. Par moments, au milieu de la clameur grondante et continue, de brusques craquements se faisaient entendre. Des rafales de suie tombaient, le vent apportait des odeurs empestées. Et l'épouvantement, c'était que Paris, les autres quartiers lointains, là-bas, au fond de la trouée de la Seine, n'existaient plus. À droite, à gauche, la violence des incendies éblouissait, creusait au delà un abîme noir. On ne voyait plus qu'une énormité ténébreuse, un néant, comme si Paris tout entier, gagné par le feu, fût dévoré, eût déjà disparu dans une éternelle nuit. Et le ciel aussi était mort, les flammes montaient si haut, qu'elles éteignaient les étoiles.