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En songeant à ces choses, désespéré et frémissant, Maurice suivait l'ombre, sur la mousseline légère de la bonne Madame Desroches, l'ombre fiévreuse, piétinante, que semblait pousser l'impitoyable voix, venue de Paris. Cette nuit-là, l'impératrice n'avait-elle pas souhaité la mort du père, pour que le fils régnât? Marche! Marche! Sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l'extermination, afin que cette partie suprême de l'empire à l'agonie soit jouée jusqu'à la dernière carte. Marche! Marche! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d'une admiration émue, si tu veux qu'il pardonne à ta descendance! Et sans doute l'empereur marchait à la mort. En bas, la cuisine ne flambait plus, les écuyers, les aides de camp, les chambellans dormaient, toute la maison était noire; tandis que, seule, l'ombre allait et revenait sans cesse, résignée à la fatalité du sacrifice, au milieu de l'assourdissant vacarme du 12e corps, qui continuait de défiler, dans les ténèbres.

Soudain, Maurice songea que, si la marche en avant était reprise, le 7e corps ne remonterait pas par le Chesne; et il se vit en arrière, séparé de son régiment, ayant déserté son poste. Il ne sentait plus la brûlure de son pied: un pansement habile, quelques heures d'absolu repos en avaient calmé la fièvre. Lorsque Combette lui eut donné des souliers à lui, de larges souliers où il était à l'aise, il voulut partir, partir à l'instant, espérant rencontrer encore le 106e sur la route du Chesne à Vouziers. Vainement, le pharmacien tâcha de le retenir, et il allait se décider à le reconduire en personne dans son cabriolet, battant la route au petit bonheur, quand son élève, Fernand, reparut, en expliquant qu'il revenait d'embrasser sa cousine. Ce fut ce grand garçon blême, l'air poltron, qui attela et qui emmena Maurice. Il n'était pas quatre heures, une pluie diluvienne ruisselait du ciel d'encre, les lanternes de la voiture pâlissaient, éclairant à peine le chemin, au milieu de la vaste campagne noyée, toute pleine de rumeurs immenses, qui, à chaque kilomètre, les faisaient s'arrêter, croyant au passage d'une armée.

Cependant, là-bas, devant Vouziers, Jean n'avait point dormi. Depuis que Maurice lui avait expliqué comment cette retraite allait tout sauver, il veillait, empêchant ses hommes de s'écarter, attendant l'ordre de départ, que les officiers pouvaient donner d'une minute à l'autre. Vers deux heures, dans l'obscurité profonde, que les feux étoilaient de rouge, un grand bruit de chevaux traversa le camp: c'était la cavalerie qui partait en avant-garde, vers Ballay et Quatre-Champs, afin de surveiller les routes de Boult-Aux-Bois et de la Croix-Aux-Bois. Une heure plus tard, l'infanterie et l'artillerie se mirent à leur tour en branle, quittant enfin ces positions de Falaise et de Chestres, que depuis deux grands jours elles s'entêtaient à défendre contre un ennemi qui ne venait point. Le ciel s'était couvert, la nuit restait profonde, et chaque régiment s'éloignait dans le plus grand silence, un défilé d'ombres se dérobant au fond des ténèbres. Mais tous les coeurs battaient d'allégresse, comme si l'on eût échappé à un guet-apens. On se voyait déjà sous les murs de Paris, à la veille de la revanche.

Dans l'épaisse nuit, Jean regardait. La route était bordée d'arbres, et il lui semblait bien qu'elle traversait de vastes prairies. Puis, des montées, des descentes se produisirent. On arrivait à un village, qui devait être Ballay, lorsque la lourde nuée dont le ciel était obscurci, creva en une pluie violente. Les hommes avaient déjà reçu tant d'eau, qu'ils ne se fâchaient même plus, enflant les épaules. Mais Ballay était dépassé; et, à mesure qu'ils s'approchaient de Quatre-Champs, se levaient des rafales de vent furieux. Au delà, quand ils eurent monté sur le vaste plateau dont les terres nues vont jusqu'à Noirval, l'ouragan fit rage, ils furent battus par un effroyable déluge. Et ce fut au milieu de ces vastes terres, qu'un ordre de halte arrêta, un à un, tous les régiments. Le 7e corps entier, trente et quelques mille hommes, s'y trouva réuni, comme le jour naissait, un jour boueux dans un ruissellement d'eau grise. Que se passait-il? Pourquoi cette halte? Une inquiétude courait déjà dans les rangs, certains prétendaient que les ordres de marche venaient d'être changés. On leur avait fait mettre l'arme au pied, avec défense de rompre les rangs et de s'asseoir. Par instants, le vent balayait le haut plateau avec une violence telle, qu'ils devaient se serrer les uns contre les autres, pour n'être pas emportés. La pluie les aveuglait, leur lardait la peau, une pluie glaciale qui coulait sous leurs vêtements. Et deux heures s'écoulèrent, une interminable attente, on ne savait pourquoi, au milieu de l'angoisse qui de nouveau serrait tous les coeurs.

Jean, à mesure que le jour grandissait, tâchait de s'orienter. On lui avait montré, au nord-Ouest, de l'autre côté de Quatre-Champs, le chemin du Chesne, qui filait sur un coteau. Alors, pourquoi avait-on tourné à droite, au lieu de tourner à gauche? Puis, ce qui l'intéressait, c'était l'état-major installé à la converserie, une ferme plantée au bord du plateau. On y semblait très effaré, des officiers couraient, discutaient, avec de grands gestes. Et rien ne venait, que pouvaient-ils attendre? Le plateau était une sorte de cirque, des chaumes à l'infini, que dominaient, au nord et à l'est, des hauteurs boisées; vers le sud, s'étendaient des bois épais; tandis que, par une échappée, à l'ouest, on apercevait la vallée de l'Aisne, avec les petites maisons blanches de Vouziers. En dessous de la converserie, pointait le clocher d'ardoises de Quatre-Champs, noyé dans l'averse enragée, sous laquelle semblaient se fondre les quelques pauvres toits moussus du village. Et, comme Jean enfilait du regard la rue montante, il distingua très bien un cabriolet arrivant au grand trot, par la chaussée caillouteuse, changée en torrent.

C'était Maurice, qui, enfin, du coteau d'en face, à un coude de la route, venait d'apercevoir le 7e corps. Depuis deux heures, il battait le pays, trompé par les renseignements d'un paysan, égaré par la mauvaise volonté sournoise de son conducteur, à qui la peur des Prussiens donnait la fièvre. Dès qu'il atteignit la ferme, il sauta de voiture, trouva tout de suite son régiment.

Jean, stupéfait, lui cria:

-Comment, c'est toi! Pourquoi donc? Puisque nous allions te reprendre!

D'un geste, Maurice conta sa colère et sa peine.

-Ah! oui... On ne remonte plus par là, c'est par là-bas qu'on va, pour y crever tous!

-Bon! dit l'autre, tout pâle, après un silence.

On se fera au moins casser la gueule ensemble.

Et, comme ils s'étaient quittés, les deux hommes se retrouvèrent, en s'embrassant. Sous la pluie battante qui continuait, le simple soldat rentra dans le rang, tandis que le caporal donnait l'exemple, ruisselant, sans une plainte.

Mais la nouvelle, maintenant, courait, certaine. On ne se repliait plus sur Paris, on marchait de nouveau vers la Meuse. Un aide de camp du maréchal venait d'apporter au 7e corps l'ordre d'aller camper à Nouart; tandis que le 5e, se dirigeant sur Beauclair, prendrait la droite de l'armée, et que le 1er remplacerait au Chesne le 12e, en marche sur la besace, à l'aile gauche. Et, si, depuis près de trois heures, trente et quelques mille hommes restaient là, l'arme au pied, à attendre, sous les furieuses rafales, c'était que le général Douay, au milieu de la confusion déplorable de ce nouveau changement de front, éprouvait l'inquiétude la plus vive sur le sort du convoi, envoyé en avant, la veille, vers Chagny. Il fallait bien attendre qu'il eût rallié le corps. On racontait que ce convoi avait été coupé par celui du 12e corps, au Chesne. D'autre part, une partie du matériel, toutes les forges d'artillerie, s'étant trompées de route, revenaient de Terron par la route de Vouziers, où elles allaient sûrement tomber entre les mains des allemands. Jamais désordre ne fut plus grand, et jamais anxiété plus vive.